La Nuit du Hibou

sam-dibie

En se réveillant ce matin-là, Kiyomba avait compris que son destin s'accomplissait. L'aube était à peine levée. La silhouette d'Iyom découpait un mince profil à travers les trouées que faisaient les premiers rayons de soleil. Il était déjà debout et scrutait la forêt autour de lui comme à la recherche d'un signe, d'une solution. Depuis sa couche, Kiyomba resta immobile pour continuer d'observer son homme à la dérobée. Elle n'aurait pas su dire en quoi, mais cette silhouette qui lui était si familière pourtant avait quelque chose de changé. Certes, il y avait la fatigue d'une nuit sans sommeil qui alourdissait ses épaules. Néanmoins, on aurait dit qu'il se tenait plus droit, plus digne, plus sûr de lui.

Hier encore, il était en colère. Tout au long de la journée, il avait porté sur son visage une hargne silencieuse et dans son cœur une rancune tenace. Derrière lui sur le sentier, Kiyomba osait à peine lui parler. Elle le savait sourd à tout ce qui se passait autour de lui, désireux de mettre rapidement le plus de distance possible entre lui et ce village qu'il ne pouvait désormais plus supporter. Et, même s'il ne s'était pas retourné une seule fois sur ce chemin qui le menait vers l'inconnu, elle savait ses pensées et son cœur tout à ce qu'il laissait derrière lui, définitivement.

C'était arrivé juste après l'epupa et, à bien y réfléchir, les disputes et les malentendus qui avaient suivi de la saison des fiançailles laissaient déjà présager de leurs tourments actuels. Le sort de La-Petite-Ka était déjà bien mal engagé. Mais, c'est seulement ce matin-là, en regardant Iyom s'éloigner sur la route de Kopongo, sa fille sur les épaules, que Kiyomba avait soudain réalisé que son destin était en marche, comme prédit des années plus tôt par la vieille sorcière. Et cette révélation l'avait terrifié.

Elle se souvenait, comme si c'était hier, des mots prononcés par Obi-Kiyele : « Un hibou est posé sur ton ventre, qui en dévore les fruits »… avait dit la vieille sorcière sous la dictée de l'oracle. A l'époque, Kiyomba avait jugé que ce ne pouvait être autre chose que la vision d'une vieille femme déséquilibrée.

Un hibou… Cette nuit-là pourtant, il était revenu…Il s'était perché sur le grand palétuvier à l'entrée de la concession d'Iyom. Et il avait brisé le silence de la nuit en se tournant dans les quatre directions du vent. Le lendemain serait Jour Amer. Et, en ce matin froid où la douleur ramenait à sa mémoire les funestes prédictions de son enfance, le Hibou lui arracher la chair de sa chair. Ka devait partir…

Alors, tout ce que Kiyomba avait enfoui dans son inconscient était remonté lentement à la surface. La mort et le chagrin, son foyer qui volait en éclats, l'horreur et l'angoisse. Si Obi-Kiyele ne s'était pas trompé, ce qu'elle vivait là n'était que le début d'une longue série de malheurs. Elle devait se préparer au pire. De grandes misères encore invisibles s'apprêtaient à fondre sur elle… et sur ce qu'elle avait patiemment bâti au fil des saisons.

Elle avait levé la tête au ciel et hurlé son désespoir, mais pas un son n'avait franchit le seuil de ses lèvres. Seule sa poitrine s'était secouée de sanglots silencieux.

Des enfants mangés par le hibou maléfique, un époux qui dépérissait, miné par le chagrin et l'impuissance. Et elle, brisée par le secret et la tristesse…

Kiyomba s'était crispée, secouée de sanglots. Elle étouffait de l'intérieur. Elle avait ouvert la bouche pour respirer. Le cri qui en avait émergé avait déchiré le silence du matin…

Ce matin-là, elle avait cru mourir. Elle aurait probablement préféré, d'ailleurs. Mais son homme l'avait convaincu de tenir, de supporter la douleur. Il lui avait promis qu'il ne laisserait pas l'exil de La-Petite-Ka s'éterniser. Il allait trouver quelque chose, et mettre un terme définitif à cette dérive qui les conduisait vers des sacrifices de plus en plus douloureux. Il avait particulièrement appuyé sur le mot « définitif », sans que Kiyomba comprenne alors qu'il envisageait déjà l'irrémédiable.

Iwiye, avait-il juré… Je paierai ce qu'il faudra. Et je ramènerai Ka à sa mère. Alors, plus rien ne me retiendra parmi vous.

Au sein de l'Assemblée-des-Hommes ce jour-là, des sourires narquois s'étaient dessinés. L'homme naissait, grandissait et mourrait dans son clan. Il vivait avec ses vicissitudes, surtout s'il en était le chef. Que deviendrait Iyom sans le cocon social que la vie du clan tissait autour de lui ? Mais le jeune chef n'était pas homme à se laisser dicter sa conduite. Même pas par les règles et les rites ancestraux…

Ka était revenue. Alors, hier, au lever du jour, il avait réuni sa famille. Chargés seulement du strict nécessaire, ils avaient quitté le village sous les yeux ébahis des plus matinaux. Ils venaient de rompre, sans se retourner, le dernier fil qui les reliait encore à tout ce qu'ils avaient été.

Kiyomba avait tremblé à chaque pas. Ce n'était pas pour elle qu'elle avait peur. Ce n'était pas elle que l'oracle voyait mourir. Aurait-elle dû lui en parler ? Quand bien même, il aurait balayé ces inquiétudes avec son habituel détachement. Les sorcières et leurs prédictions maléfiques, très peu pour lui. Il n'empêche : elle était inquiète de voir le sort qui lui avait été prédit se réaliser… Aussi, quand le grondement de l'orage avait déchiré le ciel, elle y avait vu le signe que la fin arrivait, et entendu se répéter à l'infini les paroles d'Obi-Kiyele : « Ton homme périra dans la forêt, épuisé par la rancœur… ». Kiyomba avait sangloté silencieusement derrière son mari, ses larmes se mêlant  à la pluie qui ruisselait sur son visage.

C'était hier. Ce matin pourtant, on aurait dit qu'il rayonnait. Fascinée, elle observait devant elle cette peau d'ébène qui semblait boire la lumière naissante. Les lianes qui descendaient des arbres lui composaient une haie de sagaies tombées du ciel. Elle ne pouvait détourner les yeux devant la transmutation qui s'était opérée.

Iyom s'ébroua pour se dégourdir, ramassa la machette qu'il avait plantée dans le sol et se retourna vers la natte où il était resté assis et éveillé, toute la nuit probablement. Quand il se fut suffisamment retourné pour qu'elle aperçoive son visage, elle comprit. Ses épaules se rehaussaient comme par une étrange fierté dont il n'avait lui-même pas encore conscience. Son regard était traversé par des fulgurances de brasier. Et, sur son visage, il n'y avait plus la moindre trace de rancœur. Une chose lui sembla alors évidente : Bisombi était désormais derrière eux, maintenant. Ils étaient à l'aube d'une vie nouvelle. Il leur faudrait encore probablement beaucoup de temps pour effacer complètement celle qu'ils venaient d'abandonner. Peut-être n'arriveraient-ils jamais à l'oublier. Peut-être n'avait-elle pas envie d'oublier le jour où son quotidien avait pris un tour inattendu, faisant basculer sa vie d'une confortable routine vers les défis de l'inconnu.

 « Mais il te viendra un autre homme, plus jeune, plus fort aussi » avait dit Obi-Kiyele. Il était là, son nouvel homme. Oui, son destin s'accomplissait et, pour une fois, Kiyomba était contente qu'Obi-Kiyele ne se soit pas trompée. 

Elle prit le temps de savourer ce petit moment où elle sentait naître en elle le plaisir diffus de l'espoir. Elle aussi, avait beaucoup de choses à oublier. Il lui restait encore de belles années à vivre. Et son avenir, elle osait enfin l'imaginer.

Et même si, dans cette aube naissante, le visage d'Iyom ne rayonnait pas encore de l'éclat du bonheur, il portait en lui des prémisses qui le laissaient espérer. Kiyomba prit le temps de s'imprégner de cette image, pour ne pas oublier. Et pour les autres matins difficiles qui les attendaient, pour les jours où elle aurait besoin de se donner du courage, dans cet avenir où tout était à rebâtir.

Dans le campement de fortune, tout le monde dormait encore. La-Petite-Ka s'était retournée sur la couche qu'elles partageaient, à la recherche de la douce chaleur du corps de sa mère. Kiyomba prit la petite main dans la sienne et la serra très fort. Puis, elle ramena sur la fillette les coins du pagne dont elle l'avait couvert. Elle l'embrassa tendrement sur le front avant de se lever et rejoindre Iyom assis sur le petit promontoire qu'il occupait.

« Et le soleil couchant t'ouvrira les portes du Ciel »… Si l'Oracle avait dit vrai, alors les jours les plus sombres étaient désormais derrière eux.


  • Ah! Quelle nouvelle! Courte mais si intense qu'on la prolongerait pour en faire un roman fleuve. Bravo à l'auteur. Que de clins d’œil évocateurs du terroir sawa! Les noms, les présages issus de la tradition et l'amour comme un fil tout ensemble ténu et solide qui aura le mot de la fin. Une belle fin... un nouveau départ.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Ekima

    iyo

  • Merci Octobell. Je suis très sensible à cette marque d'attention.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Calimero orig

    sam-dibie

  • Superbement écrit !

    · Il y a presque 11 ans ·
    Logo bord liques petit 195

    octobell

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