La Page Blanche

Guillaume Lopez

Daniel est un jeune écrivain amateur dont le premier recueil a été un échec. Depuis qu'il a commencé écrire, sa vie et son mariage ne tournent plus rond. Un jour, sa Muse vient lui parler en personne.

                              

 

La petite résidence baignait dans une ambiance feutrée. A cette heure, les couche-tard dormaient déjà, et les lève-tôt dormaient encore. Dans tout le bâtiment, une seule personne veillait, au chevet de son cauchemar immaculé.

L'écran de l'ordinateur diffusait sa lumière bleutée dans le bureau, offrant une atmosphère irréelle à la pièce. Un canapé hors d'âge, quelques bibliothèques au contenu disparate, deux tréteaux sur lesquels reposait une simple planche de bois faisant office de table. L'unique fenêtre donnait sur le jardinet en friche, lové dans un éclat de lune filtrant à grand peine dans le ciel voilé.

Depuis plus d'une heure déjà, les mains de Daniel reposaient, croisées, devant son ordinateur portable. Il avait commencé son récit après que sa femme se fut couchée, dans une illumination comme il n'en surgissait que trop rarement. Les touches de son clavier avaient cliqueté frénétiquement pendant des heures. Puis, tout avait basculé lorsqu'il s'était rendu compte qu'un détail de grande importance ruinait la cohérence de son scénario, comme un rouage corrodé détraquant la fluidité d'un mécanisme. Les quelques phrases qu'il avait ensuite réussi à extirper de son esprit lui paraissaient fades, guère plus estimables que des chiures de mouches échouées par hasard sur son écran scintillant. Le charme était rompu, et le tiret clignotant du traitement de texte le narguait au milieu d'une myriade de pixels désespérément blancs.

Il n'était pas un écrivain chevronné, du moins de ceux dont les livres sortaient à chaque rentrée littéraire, trônant fièrement sur les étals d'autoroutes. Il avait eu recours à l'autoédition pour publier son seul et unique ouvrage, un recueil de nouvelles qu'il avait édifié pendant deux longues années, et qui passa inaperçu, noyé dans la masse. Même s'il ne recherchait ni la gloire ni la richesse, ce fut pour lui un crève-cœur. Daniel voulait avant tout être lu, et il fallait avouer que son premier essai était un échec. Le constat était d'autant plus amer qu'il s'y était plongé corps et âme, sacrifiant sa vie personnelle - son mariage en avait d'ailleurs largement pâti. Son estime de soi avait également souffert, le menant sur les obscurs sentiers de l'alcool et de l'auto-apitoiement. Depuis quelques mois cependant il avait trouvé un second souffle, comme mu par une force mystique, et s'était lancé dans l'écriture d'un roman, en espérant avoir plus de chance cette fois. Il s'enfermait alors dans son bureau des heures durant, le plus souvent la nuit, car la solitude et l'obscurité le plongeaient dans un état de concentration propice.

Daniel souffla et étira ses membres gourds en poussant un léger grognement. Épuisé et frustré de ne plus trouver les bons mots, il ferma doucement l'écran de son ordinateur après avoir sauvegardé son travail. Avant d'aller se coucher, il fit un détour par la cuisine, son estomac réclamant une offrande en cette heure tardive. Il découpa et dévora une tranche de saucisson sec, son petit plaisir coupable, et prit soin de laver et ranger le couteau dont il s'était servi afin ne laisser aucune trace de son forfait. Lorsqu'Hélène s'étonnait de la disparition de la charcuterie, il feignait toujours la surprise comme un enfant dissimulant une bêtise.

Dans la chambre, la respiration de sa compagne était profonde et apaisante. Il s'insinua avec la plus grande délicatesse sous les draps à ses côtés, n'osant se blottir contre elle de peur de la réveiller. Elle n'en remua pas moins mollement, cherchant une nouvelle position tandis qu'elle émergeait.

«Quelle heure il est ? articula-t-elle.

— Tard... rendors-toi, chuchota-t-il.

— Hmhh t'abuses... »

Daniel s'approcha alors, étreignant son corps qui dégageait une chaleur agréable, et se laissa glisser dans les méandres du sommeil.

 

Son repos fut de courte durée, une paire d'heures tout au plus. Son travail l'attendait.

Daniel s'extirpa de son appartement les yeux rougis et la tête lourde, grimpa dans sa voiture et s'inséra dans les bouchons matinaux. Il avait le plus grand mal à rester concentré sur sa conduite, comme s'il n'était qu'un simple spectateur sur le siège passager. Les autres véhicules évoluaient autour de lui en un ballet incessant et chaotique, où se mêlaient coups de klaxon furieux et insultes vociférées à grand renfort de gestuelle obscène. Il en fut ainsi tout au long du jour, ses collègues s'effarant devant sa mine affreuse et son manque d'attention.

A une époque, il avait aimé son boulot de commercial. Démarcher les clients, chasser les contrats ou être meilleur que les autres lui procurait le sentiment d'accomplir quelque chose. Mais il s'était rendu compte qu'il ne laisserait rien derrière lui, rien qu'il aurait façonné lui-même. Écrire lui permettait de marquer le monde de sa griffe, à la manière d'un taulard qui aurait balafré sa cellule d'un « Daniel était ici ».

Lorsqu'il rentra chez lui en début de soirée, il s'écroula dans un fauteuil et s'endormit aussitôt d'un sommeil agité.

Il rêva d'Hélène, qui l'accueillait chaleureusement après sa journée au bureau. Ils discutaient de tout et de rien assis autour de leur table de jardin, sirotant quelque boisson fraîche dans l'air revigorant du soir. Puis elle se fâchait pour une raison inconnue, et quittait la maison, le laissant seul, tellement seul qu'il aurait voulu mourir.

Il se réveilla en sursaut dans le noir, désorienté. Il était déjà tard, presque minuit, et Hélène était allée se coucher sans le déranger, ce qui laissait présager une bonne dispute le lendemain. Aurait-il fait un rêve prémonitoire ? Probablement pas, elle serait fâchée, mais pas au point de partir...

L'ouverture du réfrigérateur le confirma, tandis qu'il découvrait les restes du repas qu'elle y avait laissé à son attention. Il n'avait pas faim cependant, et préféra persévérer devant son ordinateur, bien décidé à reprendre ses écrits. Mais rien n'y faisait. Il relut son travail de la veille, en trouva une bonne partie lamentable. Répétitions évidentes, tournures de phrases grinçantes, incohérences... de la pitance pour corbeille à papiers.

Il ne produirait rien de neuf ce soir, il fallait d'abord corriger, développer, peaufiner. Cela le démotiva grandement, et il se borna à lire encore et encore le même passage, jusqu'à ce que les mots perdent leur sens et que les lettres se brouillent.

Il sentit une présence derrière lui, des froufrous sur le canapé le tirant de sa concentration. Avant, sa femme s'y étendait parfois pour le regarder travailler par-dessus son épaule, mais ne le faisait plus à présent, ils s'étaient disputés trop de fois à ce sujet. Elle ne rentrait d'ailleurs jamais dans le bureau, et Daniel avait disposé quelques photos autour de son ordinateur pour qu'elle soit à ses côtés malgré tout.

«Hélène ?! Je t'ai réveillée ?» demanda-t-il.

Il se retourna, ce n'était pas Hélène. Une jeune femme était assise sur le divan et le regardait, simplement, de ses prunelles blanches. Elle était extrêmement pâle, les joues creusées, et sous sa fine peau courrait un entrelacs de veines diffuses et bleutées. Toute d'ivoire vêtue, ses cheveux décolorés retombaient sur ses frêles épaules, dont la maigreur n'enlevaient rien à sa beauté.

« Qui êtes-vous, et que faites-vous chez moi ?

— Tu ne me reconnais pas, Daniel ? demanda-t-elle, attristée. C'est moi... je suis ta muse.

— Ma... muse ?

— Oui... toi et moi sommes liés. Je suis toujours là, quelque part dans ta tête. Je fertilise ton esprit, et tu me nourris par tes créations. »

Elle se leva, les voiles de sa robe couvrant ses pieds nus délicats.

« J'ai faim, Daniel, si faim... » Elle s'approcha tandis que ses paroles se muaient en murmure plaintif. « Tu dois me faire confiance. Te faire confiance.

— Je n'y arrive pas. Je passe mes nuits dans ce bureau, je laisse Hélène toute seule, et pourquoi ? Je me le demande.

— Daniel, il faut que tu cesses de penser à elle à tout bout de champs, sans quoi tu n'iras nulle part. Je ne peux pas t'aider avec ta femme, mais je peux t'aider à écrire. Laisse-moi t'inspirer, lui susurra-t-elle en lui caressant la joue. Abandonne-toi à mon étreinte... n'est-ce pas une idée réjouissante ? »

Ça l'était en effet. Ses mains avaient la douceur de la soie, et sa voix suave, envoûtante, était une invite au lâcher prise. Elle dégageait en outre une aura apaisante, qui réconforta Daniel et lui fit oublier son texte médiocre.

« Et si je faisais tout ça pour rien, encore une fois ? demanda-t-il. Si ce que j'écrivais n'intéressait personne ?

— Pourquoi recherches-tu la renommée ? A quoi te servirait-elle, alors que n'importe que la création ? N'éprouves-tu pas un plaisir grisant quand tu couches tes mots sur le papier, faisant et défaisant des univers au gré de tes envies, de tes désirs ? Je sais quelle satisfaction tu ressens lorsque les phrases s'alignent et s'assemblent dans un enchaînement aussi parfait qu'un collier de perles. Seule notre symbiose a de la valeur.

— Oui... ce que vous dites est vrai, admit Daniel. Mais pourquoi ne m'avoir jamais parlé auparavant ?

— Oh mais nous parlons très souvent. C'est juste que tu n'en es jamais conscient. Chaque idée qui te vient à l'esprit, je te l'ai glissée à l'oreille... Si je t'apparais plus réelle ce soir, c'est parce qu'un mal te ronge, depuis trop longtemps, et que tu es en train de sombrer. Cela t'empêche d'écrire, sans que tu t'en aperçoives, alors j'essaie de t'aider. J'ai besoin de toi Daniel... ne me déçois pas.»

 

 

Il s'éveilla difficilement, la lueur du jour l'éblouissant au travers des rideaux tirés de son bureau. Son ordinateur portable, branché sur le secteur, était toujours allumé. Courbaturé, il quitta avec difficulté son fauteuil dans lequel il avait déjà dormi trop souvent.

Sur la table de la cuisine, Daniel trouva les restes du petit déjeuner de sa femme, du pain grillé froid, ainsi qu'une cafetière à moitié vide. Il n'avait pas faim, mais prit tout de même le temps d'avaler ce maigre repas qui lui resta sur l'estomac. Il était très en retard, Hélène était déjà partie travailler. Lui, n'avait aucune envie d'aller au bureau, et il décida de téléphoner pour se faire porter pâle.

«Allô Nicole ? C'est Daniel. Non ça va pas fort là. En fait, pour être franc, j'ai autant envie de venir bosser que de m'asseoir sur un plot de signalisation, si tu vois ce que je veux dire. Non j'ai pas bu, tu sais très bien que j'ai arrêté. Non... dis-leur, ouais. C'est ça, à plus tard. »

Il raccrocha et oublia aussitôt cette conversation aussi désagréable que libératrice. La journée s'annonçait magnifique et il était hors de question qu'il la passe enfermé dans cette maison, alors il rangea son ordinateur dans sa sacoche et prit ses clefs de voiture.

Avant de partir, il rédigea un petit mot doux pour Hélène, comme à leurs débuts, pour s'excuser de son absence et dans l'espoir que ça lui rappellerait de bons souvenirs.

Il roula des kilomètres durant, laissant ville et banlieue au profit d'une campagne touffue et verdoyante. Cela faisait des années qu'il n'était pas venu dans le coin ; au bout de la route se trouvait un lac où Hélène et lui aimaient se retrouver. Son eau était claire et fraîche, on pouvait s'étendre sur ses plages de galets soyeux et chauffés par le soleil, ou bien paresser à l'ombre des pins qui le bordaient. Un ponton et des bassins reliés par des cascades bouillonnantes faisaient le bonheur des plongeurs, et une petite île en son centre accueillait parfois les ébats discrets de jeunes amoureux.

Lorsqu'il quitta son véhicule, garé à quelques mètres des berges, il ressentit une profonde bouffée de nostalgie. Pourquoi n'était-il pas venu avec Hélène comme au bon vieux temps, ou tout semblait plus simple ? Leurs sentiments, leur relation, la vie elle-même... il se sentit coupable et égoïste. Triste. A deux doigts de reprendre le volant pour rentrer, il se remémora les paroles de la muse, la nuit dernière. Rêvées ou pas, elles étaient pleines de vérités. Aussi s'installa-t-il sur la plage, adossé à une souche, l'air frais lui ébouriffant les cheveux et le soleil prodiguant sa douce chaleur.

Au loin flânait un couple, main dans la main. Ça aurait pu être Hélène et lui, qui avaient eu l'habitude de se promener ainsi.

Secouant la tête, Daniel chassa ses idées mélancoliques. Il se pencha sur son clavier et réussit peu à peu à rentrer dans sa bulle, bercé par le pépiement des oiseaux et le diffus clapotis de l'eau.

Écrire en extérieur se révélait très plaisant, et le changeait agréablement de son bureau étriqué et sans autre perspective qu'un petit jardin broussailleux.

 

Son téléphone le tira de sa transe créatrice. Dans un message, un vieil ami l'invitait à prendre un verre chez lui ce soir. Il réalisa alors qu'il était déjà tard, ayant écrit une bonne partie de la journée sans même que la faim ne se fasse ressentir. Le vent était plus frais, les nageurs avaient déserté les eaux, et la plupart des badauds avaient déjà quitté les lieux. Relisant quelques passages écrits dans l'après-midi, il les trouva étonnamment satisfaisant, ce qui n'était pas un mince exploit. Il avait besoin de se détendre l'esprit, et décida d'accepter l'invitation, après avoir envoyé un message à Hélène pour la prévenir.

Joseph n'habitait pas très loin de son domicile. Ils se connaissaient depuis des années, bien avant son mariage, mais depuis quelques temps déjà, ils ne se voyaient plus tellement. En y réfléchissant, il ne se rappelait plus la raison pour laquelle il avait pris ses distances.

« Hey salut mon pote, comment ça va ?! » lança Joseph en ouvrant sa porte, un large sourire sur les lèvres.

Il n'avait pas vraiment changé, à l'exception de tempes légèrement plus grisonnantes. Il avait un visage rond et jovial, qui inspirait la confiance.

« Salut Jo, ça fait un bail. J'ai l'impression que c'était dans une autre vie ! T'as pris du bide non ?

— Et toi t'as perdu des cheveux. Fait chier de vieillir hein ? Allez viens, entre, reste pas planté là. »

Daniel pénétra dans une salle à manger décorée de manière sobre mais efficace. La pièce était vaste, meublée de bois massif et anguleux, et remarquablement éclairée malgré la fin de journée.

Au fond, un canapé d'angle molletonné marquait le coin salon. Une femme, brune et souriante, y était confortablement assise, un verre de vin posé devant elle sur la table basse. Elle s'appelait Julie, et si ses traits étaient empreints de maturité, elle n'en restait pas moins ravissante.

Tous trois passèrent un moment très agréable, Julie se montrant très intéressée par la passion de Daniel pour l'écriture. Joseph ayant un exemplaire de son recueil de nouvelles dans sa bibliothèque, il offrit de lui prêter l'ouvrage, qu'elle accepta et feuilleta avec attention.

Ils rirent de leurs vieilles histoires, qu'ils s'étaient déjà racontées des dizaines de fois, à tel point qu'elles étaient sans doute largement enjolivées par leur mémoire sélective et nostalgique.

Puis Daniel finit par prendre congé, presque à contrecœur, se disant qu'il était bien bête de ne plus profiter de ses amis autant qu'auparavant.

Joseph le raccompagna à sa voiture, baignée de la lumière jaunâtre des lampadaires brillant dans la nuit.

« C'était cool de te revoir Daniel. Faudra qu'on se fasse une bouffe.

— Ouais c'est vrai. Et Julie est... charmante.

— Oui hein ? D'ailleurs, je crois bien que tu lui as tapé dans l'œil.

— N'importe quoi.

— Tu veux son numéro ? lança Joseph.

— Elle est très sympathique, mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Laisse-toi aller un peu, bordel. Ça te dit pas de remettre le pied à l'étrier ? T'aurais l'impression d'avoir vingt ans à nouveau...

— Je sais pas trop comment je dois prendre toute cette histoire... écoute, il est tard, je dois rentrer.

— Comme tu veux. Si tu changes d'avis... enfin... tu vois quoi.

— Ouais. Heu... salut. »

Fermant la portière, Daniel démarra la voiture et partit en trombe.

Hélène devait l'attendre. Il consulta son téléphone portable et constata que le message qu'il lui avait envoyé ne montrait aucun accusé de réception. Probablement un souci de réseau, c'était bien sa chance. Elle devait être furieuse. Son haleine sentant le vin n'arrangerait certainement pas les choses.

Lorsqu'il se gara sur l'allée bétonnée, la lumière du perron s'alluma automatiquement. Le reste de la maison était sombre et silencieux.

A l'intérieur, assise sur le canapé dans le noir, Hélène regardait la télévision. Elle lui tournait le dos, de sorte qu'il ne voyait pas son visage. Elle ne se retourna pas, même quand Daniel se racla la gorge pour lui signifier sa présence et lui lancer un bonsoir timide.

« Désolé chérie, je suis passé chez Joseph, et je n'ai pas vu le temps passer. Ça faisait longtemps, on avait beaucoup de choses à se dire. Tu n'as pas eu mon message ? »

Elle ne répondit pas, ni ne fit le moindre geste montrant qu'elle avait entendu son époux. Daniel savait pourtant que c'était le cas. Il connaissait ce silence, aussi accusateur que mille paroles acérées, mais ne pouvait même pas lui en vouloir. Depuis des jours ils ne faisaient que se croiser, tels deux inconnus. Le mot doux qu'il avait rédigé le matin reposait au même endroit, comme ignoré. Les rires enregistrés de la sitcom que regardait Hélène lui semblaient destinés.

« Écoute... je sais que tu es fâchée. Je sais que je te délaisse. J'ai déjà failli tout foutre en l'air à l'époque où j'ai écrit ce recueil à la noix, et je recommence avec mon roman. Tu t'es montrée très patiente avec moi, et je sais même pas si je le mérite... mais j'ai besoin de ça Hélène. Ça m'obsède. Je ne pense qu'à ça, toute la journée, quand je prends ma douche, quand je mange, quand je conduis, avant de m'endormir... j'en ai besoin. Je dois aller au bout de ça. Je t'aime... dis quelque chose, s'il te plaît.

— Nous avons eu cette discussion tant de fois que je ne sais plus quoi ajouter, Daniel, répondit-elle d'une voix lasse. Tu l'as dit toi-même, tu as besoin de ça, c'est une partie de toi. Tu n'as pas à t'expliquer. Tu dois juste prendre conscience que tu n'as plus besoin de moi. Je vais partir. Tu dois me laisser partir.

— Mais je ne veux pas ! Il faut nous laisser du temps, tout peut s'arranger...

— Ça ne s'arrangera plus, et tu le sais très bien. Ce sera mieux pour nous deux.

— Non... tu me manques Hélène. Je peux faire un effort... »

Elle soupira. « Eh bien, fais-donc. A demain, je suppose. »

Elle éteignit la télé, et seule la lumière atténuée de la rue éclaira ses mouvements. Sa silhouette diffuse passa à côté de lui sans un regard et elle referma doucement la porte de la chambre, muette.

La colère gagna Daniel, vite effacée par le désespoir ; une boule lui serra la gorge. Il se réfugia alors dans son bureau, ce sanctuaire qu'il s'était créé pour échapper à la vie réelle qui ne lui apportait que du malheur. Il y déposa son ordinateur, tout en sachant que pas un mot n'en sortirait ce soir. L'œil morne, il parcourut les ouvrages rassemblés dans ses bibliothèques, un amas de romans, nouvelles, et bandes dessinées, dont beaucoup faisaient partie de ses inspirations. Il en feuilleta un, tomba sur une dédicace de l'auteur qui lui souhaitait bon courage dans sa démarche, et le jeta au sol d'un mouvement hargneux qui fut étrangement libérateur. Il déchira les pages jaunies d'un second livre, puis entreprit de vider complètement les étagères, répandant violemment leur contenu sur le carrelage froid.

Daniel posa alors la main sur un petit objet rectangulaire en plastique, jurant au milieu de cet univers de bois et de papier. Un téléphone portable poussiéreux. Le téléphone d'Hélène. Que faisait-il ici, derrière cette rangée de comics ? Il était éteint, la batterie retirée. Il vérifia alors son propre téléphone, et son message à Hélène, en quête de réception. Perdu, il composa le numéro de son épouse, et tomba sur la messagerie annonçant que le numéro n'était plus attribué.

Épuisé et chancelant, il lança de toutes ses forces le téléphone inutilisable contre le mur, le réduisant en miette. Il hurla de rage et d'incompréhension, au bord de la folie.

Une main douce se posa sur son épaule, le faisant sursauter.

« Hélène ?! »

C'était sa muse. Pâle et souriante, sa chevelure blanchâtre encadrait son visage émacié mais angélique.

« C'est moi Daniel, calme toi. Je suis là. Tu dois te ressaisir. Je n'aime pas quand tu te mets dans des états pareils. Hélène ne t'a jamais compris, mais moi, je sais.

— Pourquoi... son téléphone ?! haleta-t-il, à bout de souffle.

— Laisse-là. Oublie-là. N'es-tu pas bien avec moi ? Tu dois te ressaisir. Elle l'enlaça d'un geste protecteur, glissant une main soyeuse dans ses cheveux comme le faisait Hélène.

— Je comprends plus rien... ah, j'ai mal au crâne...

— Tu dois te ressaisir... »

 

« Tu dois te ressaisir ! »

Le timbre de voix avait changé, ayant abandonné la bienveillance pour la fermeté.

Daniel ouvrit les yeux, éblouis. Assis derrière son bureau à l'agence, il était en train de se faire passer un savon par Nicole, sa supérieure. La soirée de la veille lui revint en mémoire tandis qu'il se massait les tempes, douloureuses. Joseph, le bon vieux temps, Julie. Il avait beaucoup bu, n'était pas rentré chez lui et avait dormi sur son canapé. Ou alors... il n'était plus sûr de rien. Seul réconfort en ce pénible instant : le cadre contenant une photographie d'Hélène. Il avait pris le cliché tandis qu'elle sortait du salon de coiffure, car elle s'était fait décolorer les cheveux. Elle avait perdu beaucoup de poids, mais demeurait tellement belle...

« Qu'est-ce qu'il t'arrive Daniel ? demanda Nicole, exaspérée. Personne ne te reconnaît. Et je croyais que tu avais arrêté de boire.

— Je... traverse une mauvaise passe, je suis désolé du tort que je vous cause. C'est compliqué avec ma femme aussi...»

— Je sais que c'est dur pour toi. Tu as notre soutien à tous. »

Nicole soupira, visiblement dépassée.

« Mais... ça fait un an qu'Hélène est morte, il faut que tu apprennes à vivre sans elle. »

 

  • Emouvant et fort. Je connaissais la fin, mais à la relecture, je me suis laissée envouter à nouveau par cet univers, cette délicatesse. Belle écriture, chaque mot pesé.

    · Il y a presque 4 ans ·
    Carole

    Carole Menahem Lilin

  • J'adore ta façon de raconter, la manière donc tu décris les choses et tous ces petits détails ici et là. Par exemple, comparer son bureau à un sanctuaire, c'est très fort comme image. Beau texte, bonne histoire et perso attachant! :)

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Adorable cute kawaii animal cartoon   fox 524530092 200x200

    valerie-lemelin

    • Content que le texte t'aie plu ! Je pense que je vais en poster un ou deux autres dans quelques jours.

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      Guillaume Lopez

  • Tout de suite elle trouble cette muse !!! Bravo pour l'atmosphère et cette chute ;-)

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    Marcel Camill'

    • Eh oui la fameuse muse... elle est vraiment lunatique celle-là !

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      Guillaume Lopez

  • Ah ! Quelle fin, on ne s'y attend pas bien sûr !!

    Un texte attachant.

    · Il y a plus de 4 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci pour le commentaire, c'est le premier texte que je soumets ici, ça fait plaisir.

      · Il y a plus de 4 ans ·
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      Guillaume Lopez

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