La partition d'une vie
christinej
- ça y est j'ai enfin les nouveaux numéros.
- c'est pas trop tôt, ils commencent vraiment à s'impatienter.
- je peux aller plus vite que la musique.
- je le sais bien, tu le sais, mais eux …
- oui, oui.
- allez donne moi ça que l‘on commence.
- att….. Mais qu'est que tu peux être maladroit quand même, regarde ça tout est mélangé maintenant. Tu sais combien de temps ça va prendre pour tout vérifier.
- mais non regarde, c'est à peine mélangé. Ils feront pas la différence.
- mais non, on peut pas faire ça.
- regarde les, si on fait pas quelque chose maintenant, ils vont nous bouffer tout cru.
- j'sais pas, c'est pas réglo, il risque d‘y avoir des conséquences non?.
- tu veux te taper toute la paperasse…plus…eux…là?
- non pas vraiment.
- tiens! et fais comme si de rien était.
- avancez s'il vous plait. Votre numéro est le 3908614, vous devez vous diriger vers la porte de gauche. Oui celle-là, allez-y entrez.
- suivant. Votre numéro est le 9003742 pour vous c'est la porte de droite.
- suivant.
*****
Quand il entre dans une salle, les têtes se retournent et le fixent longuement. Il n'aime pas tout ses yeux qui le découpent comme un carpaccio. C'est vrai qu'il a une allure imposante, Anthony. Il est très grand et massif. Ses cheveux noirs et hirsutes, sortent tout droit d'une bataille capillaire sans fin. Ses yeux reflètent une colère secrète et jamais assouvie. Quand il se déplace, ses pas frappent le sol avec lourdeur et force. Sa figure carrée a les traits coupés au couteau. La fine cicatrice qui lui coupe les lèvres, lui donne un air de malfrat. Ses deux larges mains, agrafées à ses bras de bucherons, pendent maladroitement quand il marche.
Il n'est pas habillé à la dernière mode, toujours jeans et t-shirt, à toute heure et par tout les temps. Ses t-shirts monochromes, trop larges pour lui, jamais repassés, déchirés n'arrangent pas les choses.
Il n'a pas d'ami, enfin pas de vrais amis. Il sait très bien que ceux qui reste dans son giron sont juste là pour obtenir sa protection. Par ce qu'il faut pas trop l'embêter Antony, une claque de sa part et votre tête elle fait un 360 bien huilé.
Toujours assis en fond de classe, il ne dit pas grand-chose. Il écoute surtout.
Ses grosses paluches posées sur ses cuisses, il essaie d'être attentif, il essaie vraiment mais, c'est franchement très dur quand vous sentez qu'il y a quelque chose qui cloche au fond de vous.
*****
Négligemment allongé sur un banc, un livre à la main Nathan scrute du coin de l'œil les passants. Il se perd parfois dans des détails qu'il imagine être le seul à avoir vu et invente des histoires improbables d'infidélité ou de secrets honteux. Il écoute, avidement, les bribes de conversations qu'il attrape au vol.
Comme un chat, il s'étire de tout son long, faisant craquer ses articulations, dégourdissant ses muscles mis au repos. Ses doigts fins relèvent sa mèche de cheveux blonds, qui lui chatouille les sourcils. Ses yeux bleus rieurs, un brin mesquins, éclairent son visage d'apollon. Il a la silhouette d'un joueur de tennis ou d'un coureur de fond, tout en longueur, en muscles finement taillés. Quand il marche on dirait qu'il frôle le sol avec la légèreté et l'élégance d'un dandy d'une autre époque. Habillé avec soin, coordonnant les couleurs et les nuances. Un pantalon de lin beige, un petit polo bleu ciel, une veste comme le pantalon, taillés sur mesure, pas un faux plis, pas une faute de gout. Quand il bondit de son banc, il attire des regards d'admiration et d'envie. Quand il croise une jeune fille ou qu'il accorde un sourire il sait l'effet qu'il produit. Il aime ça, être le centre d'attention, être celui qui distribue des frissons. Derrière son sourire plein de charme, son cœur bat une autre chanson, court sur un autre rythme. Pour l'instant il l'a toujours ignoré, pensant qu'avec le temps cela s'atténuerait. Mais chaque jour il sent que quelque chose cloche au fond de lui.
*****
Adossé à un arbre, Anthony déguste son sandwich au beurre de cacahuètes, il aime ce moment de quiétude. Tout les midis il s'assoit sous le même arbre, sous la même fenêtre, là, où s'échappe des bribes de musique. Ce midi le violon chante une mélodie lancinante. Il ressent toute la tristesse des notes et la virtuosité de l‘interprète. Il laisse tout son être s'imprégner de cette beauté. Il ne comprend pas très bien pourquoi son cœur et son âme vibrent ainsi.
C'est en trainant les pieds qu'il rentre chez lui chaque soir, il retarde autant qu'il le peut, le moment de franchir le seuil de la bicoque dans laquelle il vit. Il est encore sur la route et il entend déjà les cris qui émanent de ce trou. Son père est encore ivre, sa mère…ben pas mieux. Deux arsouilles s'engueulant, se tapant dessus, faisant voler la vaisselle jusqu'à ce qu'ils s'écroulent tout les deux dans leur vomi. Il reste derrière la voiture à attendre qu'ils s'effondrent. Le dernier cri a été poussé depuis plus d‘une demie heure, il entre enfin, il est presque 3 heures du matin. Il y a quelque temps encore ils les aurait déplacés et allongés correctement, maintenant ils les enjambent simplement. Avant de monter dans sa chambre il cherche les traces d'un repas, il attrape un morceau de pain un morceau de fromage, lance vers eux un regard plein de regret et de tristesse. Par la fenêtre il regarde les étoiles qui scintillent paisiblement, des cigales grésillent non loin, le vent dans les arbres murmures. Il ferme les yeux et écoute. Tout ça n'a pas de sens, il voit des lignes, des ronds blancs et noirs, qui défilent, enflent et se multiplient. Quand il ouvre les yeux à nouveau il réalise qu'il s'est endormi tout habillé. Dans sa main il tient une feuille avec des gribouillis dessus, il la met dans le tiroir avec les autres.
*****
Sa queue de cheval balance de droite à gauche au rythme de sa démarche. Sa robe rouge a pois blancs, s'accorde parfaitement avec le nœud dans ses cheveux. Son visage est fin, sa bouche délicate, ses yeux de chat, sont verts avec des touches d'or dedans, ses joues ont rosi sous l'effet de cette marche forcée, Ely se dépêche. Elle tient sur son cœur, son bien le plus précieux, son violon. Ely veut devenir une virtuose. Elle travaille chaque jour très dur, pendant des heures pour s'améliorer. Elle a même pris un petit boulot pour pouvoir se payer des cours particuliers avec un maitre. C'est là où elle court en ce moment, elle ne veut pas être en retard, elle sait combien il déteste ça. Son cœur bondit dans sa poitrine à chaque fois qu'elle franchit le portail de l'imposante propriété, la demeure qui trône au bout de l'allée est digne du château de la belle au bois dormant. Le majordome lui ouvre la porte, le menton faussement et hautement guindé , droit comme un i. Dans le coin de l'œil elle aperçoit le fils de la maison, un petit prétentieux bien trop sûr de lui. A chaque fois il l'a salue un sourire en coin et avec un regard vicieux. Elle ne l'aime pas.
Elle s'arrête net avant de frapper à la porte du maitre. Elle ajuste sa tenue, souffle un bon coup pour calmer ses nerfs. Elle frappe deux coups, pas plus, une main sur la poignée elle attend qu'on l'invite à entrer.
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Cette petite gazelle, qui, toutes les semaines, vient prendre des cours auprès du maitre, son père, amuse énormément Nathan. Elle est effarouchée et ne lui adresse qu'un bref coup d'œil à chacune de ses visites. Ah! la musique, des heures et des heures de violon à vous en soulever le cœur. Des grincements, des couinements rien de plus, pour lui, qui sont extirpés de cordes martyrisées, frottées, pincées, frappées. Aux oreilles de Nathan il n'y a que de l'agonie, un bruit strident qui l'irrite. Il est la honte de sa famille, pas une fibre musicale coule en lui. Rien. Lui s'est d'une tout autre musique qu'il veut jouer, celle qui le fait vibrer, qui fait jouir toutes les parcelles de son corps. Lui, le petit bourgeois si bien élevé, ayant tout à sa disposition, pouvant tout s'acheter, à des rêves bien particulier. Il n'a jamais osé faire le premier pas pour assouvir sa pulsion. Mais il sent que cela ne va pas tarder, l'urgence est là, brulant ses doigts, serrant son cœur. Bientôt.
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Que va-t-il faire? Ce matin il est sorti tellement vite de la maison, pour fuir tout ces cris, qu‘il n‘a pas réfléchi à ce qu‘il allait faire ensuite. Dans son sac il a fourré quelques affaires qu'il a attrape vite fait. Il ne les supporte plus. Leur colère commence à déteindre sur lui, il ne veut pas ça. Perdu dans ses pensées il s'aperçoit bien trop tard du choc. Lui a, à peine vacillé, mais la pauvre jeune fille s'est retrouvée à terre. Pendant quelques secondes il est resté là, comme un imbécile, à la regarder, les bras ballants ne sachant pas trop quoi faire. Finalement il a tendu une de ses grosse paluche pour l'aider à se relever. Elle lui a dit merci en le regardant dans les yeux, sans une seule trace de peur ou de méfiance. Elle tient un étui à violon dans sa main qu'elle a instinctivement protégé du choc. Dans la confusion le sac d'Anthony est tombé, lui aussi, déversant son contenu sur le sol. Avec un joli sourire elle a commence à ramasser les feuilles chiffonnées. Il ne se rappelle même pas les avoir prises. Elle va le prendre pour un fou, c'est sûr, quand elle va découvrir ce qu'il a gribouillé dessus. Une peur panique lui serre le cœur, il ne sait pas trop pourquoi, il a juste attrapé son sac et s'est enfuit, la laissant sur le trottoir un peu surprise avec dans les mains tout un tas de feuilles.
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Cela fait deux heures qu'elle lit et relit encore les feuilles que le jeune homme a fait tomber. Elle n'en revient pas, c'est maladroit, avec des ratures, il y a des incompréhensions aussi, mais il y a au milieu de tout ça, de la musique, une belle, fragile, sensible musique. Elle attrape son violon et commence à jouer.
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Adossé sous son arbre il se demande encore pourquoi il a agit comme ça. Décidément cette journée ne lui plait pas. Il est là furieux, à broyer des idées sombres, quand il l'entend, la musique, sa musique, celle de ses rêves, celle qui flotte dans son esprit. Elle est là concrète, dansant dans l'air, jouant ses couleurs et sa sensibilité. Mais comment est-ce possible?
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Au début, il a fait ça par jeu, pour passer le temps. Mais il s'est vite aperçu du plaisir qui commençait à inonder son esprit. Son sang était littéralement entrain de bouillir. Il pouvait sentir son parfum se mêler au vent. Il l'a vu chuter, faire fuir cette grande brute pataude, par, il ne sait quel tour de passepasse. Il a continué à la suivre à l'intérieur de l'école. Il ne s'était jamais autant amusé. Puis elle s'est dirigé vers une autre salle à l'écart des autres. Il est resté à attendre, un bruit, un murmure, un signe, mais pendant des heures il n'y avait que du silence qui émanait de cette pièce. Puis elle a commencé jouer de son maudit violon. Une musique pleine de sentiments, de douleur. Les notes qu'elle produisait, s'empalaient directement dans son cœur. Cette musique n'avait rien de beau pour lui, rien d'harmonieux, pour Nathan cette musique, c'était de la douleur, de la douleur pure qu'il devait stopper. Il est entré dans la salle, elle ne l'a pas entendu venir, lui et son pas léger. Il lui a arraché son précieux violon des mains et l'a réduit en miette, ensuite c'est elle qu'il a réduit en tas méconnaissable de chair humaine. Mais quel bonheur c'était pour lui, le bruit des os qui se fracturent, du sang qui se repend, des cris qui s'étouffent dans un sanglot. Mais surtout il y a ce dernier souffle de vie, cette note parfaite qu'accompagne le silence, son graal. Ce après quoi il courait depuis si longtemps. Il jouissait pleinement de ce moment quand le souffle bruyant d'un taureau retentit dans l'encadrement de la porte. Anthony ne comprenait pas vraiment ce qu'il voyait, le sang, le violon brise, ce jeune homme au sourire démoniaque. Il n'a pas réfléchi et il s'est avancé, il a reconnu la jeune fille de ce matin. Il s'est rappelé sa gentillesse, ses feuilles qu'il avait laissé. Il comprend maintenant, c'est elle qui jouait sa musique. Il restait là sur ces deux jambes, incertain et ses yeux ont croisé ceux de Nathan.
Ensuite, tout est entouré de brouillard et de colère.
Quand la police est arrivée, il y avait deux corps, celle d'une jeune femme battue à mort et celui d'un jeune homme, la nuque brisée. Il y avait aussi un autre jeune homme prostré dans un coin, dans un état catatonique.
*****
- qu'Est-ce que tu regardes comme ça?
- on a vraiment fait n'importe quoi, tu sais.
- mais de quoi tu parles?
- d'eux! Regarde ce qui c'est passé à cause de nous. On aurait dû revérifier les numéros.
- c'est à cause de nous tout ça.
- oui, hélas. Nous, notre rôle c'était de les guider. Si on leur accorde des numéros c'est pas pour rien. Avant de renaitre sur terre on leur offre une destinée, avec des talents, des dons, des doutes parfois. Ils ont leur place en bas qui les attend, une vie, un futur. Et nous on a brisé tout ça.
- c'était une simple erreur…
- une simple erreur qui a eut de grandes conséquences. Chacun d'entre eux, avaient une destinée précise, un chemin à suivre, des aptitudes qui auraient dû pour forger leur vie.
Nathan devait composer une musique qui aurait dû émouvoir le monde entier et apporter de la paix dans le cœur des hommes tourmentés.
Ely, elle devait être une grande violoniste. C'est elle qui aurait dû jouer cette musique au quatre coins du monde.
Anthony, il devait rester malgré tout auprès de sa famille. Un soir il aurait empêché son père de prendre la voiture, ivre et ainsi éviter un accident qui aurait couté la vie à une famille entière. On n'a pas simplement gâché leur vie, mais aussi celles de ceux qui les entouraient.
- mais on peut plus rien faire maintenant.
- on ne doit pas recommencer. Car quand les morceaux d'une vie ne sont pas correctement emboités, ça finit souvent par se briser.
Un texte maousse costaud. Construction impec, De la sensibilité, de la violence... Et puis la nouvelle fin équilibre mieux ton texte quoi. Bravo
· Il y a presque 11 ans ·Yannick Darbellay
Ah oui, cette fin là s'enchaîne effectivement très bien avec le reste. C'est nickel !
· Il y a presque 11 ans ·octobell
Ah! Nickel ta fin, comme ça! Tu restes dans la continuité du texte et ta chute prend toute son importance, toute sa puissance! ^^
· Il y a presque 11 ans ·Juste, j'ai noté un oubli de "pas" quand tu dis "si on leur donne des numéros c'est PAS pour rien" XD le détail qui tue!
Enfin vala. Je le (re)dis: super texte, christine! ^^ I love it! Et cdc pour toi!
Alinoë