La Petite Blessure

patrick-montoulieu

Trois ans, quatre mois et six jours à essayer de me convaincre que j'ai tourné la page de cet amour qui me fit tant de peines. Trois ans, quatre mois et six jours à m'interdire de te chercher encore et toujours dans la foule des rues commerçantes du centre ville, dans la cohue du métro, dans les chansons qui passent à la radio ou dans les films.

Non, cette fois, ça y est, je me sens totalement et irréparablement guéri de cet amour qui naguère me fit tant souffrir. Aujourd'hui, je le sais, j'en suis sûr, je t'ai définitivement oublié. Si, si, je peux l'affirmer sans crainte : chaque jour qui passe sans toi, loin de toi, est une victoire qui meurt dans la froide indifférence de l'oubli. Je ne pense qu'à t'oublier et il m'arrive de plus en plus souvent d'oublier même de penser à t'oublier. Je suis guéri.

Même si le destin taquin s'amusait à nous mettre sur la même trajectoire un petit moment, juste un seul instant, je suis à peu près certain de ne retrouver qu'un visage amical et familier qui ne provoquerait pas la moindre palpitation particulière dans mon coeur, hormis peut-être un simple sourire distrait, statique et désintéressé peinant à réveiller le vague souvenir charmant d'un passé décomposé. Seul sans doute brillerait dans cet oeil froid qui ne voit plus l'amour, la petite flamme de cette indifférence approximative et vacillante comme le pâle éclat d'une étoile qui s'éteint, perdue au fin fond d'une galaxie encore trop petite pour s'y cacher.

Mais je suis bien tranquille, le destin taquin ne s'amuse plus depuis bien longtemps.


Ce matin, juste là, ici même, au bas de l'escalator du métro Jean Jaurès, je te croise.

Tu tiens le bras de Clémence. Tu es belle. Ta fille à changé, elle est très belle aussi. C'est une magnifique jeune femme de quinze ans qui a la redoutable particularité de ressembler un peu trop à son père. Le sourire et l'élégance sont à elle, sont à toi. Je t'interpelle. Tu ne m'entends pas. Je te rattrape et me pose là, devant toi, sans rien dire. Tu sembles aussi ravie de me rencontrer que pressée d'accompagner l'impatiente Clémence qui trépigne en silence. Tu as toujours été prise entre ces deux feux contradictoires et dévorants : entre cette tentation de penser à toi, à tes désirs de femme, à ton bonheur et celui de la mère protectrice prête à tout sacrifier - ou faire semblant de le croire - pour ne modifier aucun schéma, aucun des repères qui pourraient rendre ta fille un tant soit peu  malheureuse. Tu as juste le temps de me susurrer à l'oreille en m'embrassant, avec ce sourire qui masque assez mal tes souffrances, tes contradictions, tes manipulations hypocrites et sordides :

- "Arrête de me blesser... Je t'aime..."


Puis vous disparaissez toutes les deux. 

Toutes ces incohérences si bêtement acceptées et comprises me font croire que je suis en plein rêve.

En l'espace d'une seconde, je me répète cette phrase étonnamment incompréhensible et si cruellement voluptueuse.


"Arrête de me blesser... Arrête de me blesser..."


En quoi serais je donc blessant ? Je me suis montré d'une patience, d'une compréhension hors normes frisant trop souvent la naïveté des imbéciles heureux et des lâches. J'ai avalé puis digéré devant toi tant de couleuvres pour te protéger et faire semblant de comprendre l'incompréhensible, l'inacceptable. J'ai tout accepté de toi depuis tant et tant de temps. Je t'ai préservé, épargné et défendu sans relâche quand le soupçon de notre relation te rapprochait pourtant de moi mais mettait en péril l'équilibre précaire de ton foyer. J'ai tout accepté par amour, jusqu'à m'oublier moi-même. Je me suis donné à toi corps et âme. Je n'ai pas reçu beaucoup de bonheur.

"Arrête de me blesser !..." Non mais je rêve !

La tempête sous mon crâne est aussitôt apaisée par ton doux visage, tes cheveux qui me frôlent, ton parfum, ce regard pétillant rempli de malice et de tout ce désir que je devine immense. Et puis surtout par ce "Je t'aime..." que je suis seul à entendre et qui ponctuait le message secret si doux, si chaud, échappé de tes lèvres et murmuré à l'oreille : "arrête de me blesser... Je t'aime". Toute notre relation  était résumée dans ces quelques mots balbutiés instinctivement. 


Je reste là, en bas des marches de l'escalier, sonné, étourdi, comme un fantôme ivre et heureux de cette apparition, comme un orphelin rassuré un bref instant, juste le temps de voir le bonheur lui glisser entre les doigts et s'enfuir dans les couloirs du métro.

Je garde encore un peu le parfum de ton baiser, la douceur de ta peau, l'espérance inquiète de ton regard. Je te regarde partir. Je reste planté là, comme pétrifié, m'appuyant de l'épaule contre le distributeur de tickets.

Je ferai bien de prendre immédiatement un autre billet, un qui serait plus doux. Je serai bien avisé de changer de voie, de prendre une autre direction.


Tu te retournes une dernière fois mais tu ne me vois pas. Tu me cherches ou tu me fuis, je ne le saurai jamais. Je suis pourtant là, à te suivre piteusement, dix mètres à peine derrière toi. Le Ciel nous offre quelques moments d'amour et de joie puis il nous les retire presque aussitôt. Les trahisons douloureuses du passé ne suffisent pas à réfréner le désir ardent de te serrer dans mes bras.

Sur le quai, la sonnerie puis les vibrations du métro me font encore frissonner. Impassible et anéanti, je regarde disparaître vos deux silhouettes dans la voiture qui vous conduira je ne sais où. Je reste seul. Les sensations et les parfums disparaissent trop vite, me laissant songeur, absent, énervé et triste.


Je commençais à t'oublier raisonnablement, à vivre ces bonheurs sans joie du lever du soleil au froid crépuscule, sans espérances, sans illusions. Et voilà que cette rencontre si adorablement douloureuse bouscule toutes les envies et toutes les frustrations si profondément enfouies dans un cœur abîmé, aux parois cousues de cicatrices encore sanguinolentes. Une colère froide monte alors en moi, inexorablement, comme une marée violente et belle qui abandonnera sur la grève des souvenirs bidons, des bouteilles sans messages et tant d'autres détritus, des regrets, des insultes des blasphèmes.


La sonnerie du métro n'est-elle pas celle de l'alarme de mon téléphone portable ? Je dors si bien depuis tant d'années, je suis heureux dans ce rêve en carton... Ne suis-je pas encore sous la couette, au fond de mon lit ? Vais-je me réveiller bientôt ?


Mais les passants pressés d'aller nulle part m'ignorent du haut de leur impénétrable indifférence agressive et bruyamment silencieuse. C'est cette immense vague humaine oppressante qui me ramène très vite à la réalité. Je ne rêve pas mais je ne suis plus très certain d'être bien vivant. Sans doute suis-je déjà mort sans même le savoir encore. Ce doit être comme cela la mort des damnés.


Je regarde l'heure sur mon téléphone dans l'espoir secret d'y lire un message consolateur, rassurant, rempli de joyeuses promesses, un rendez-vous peut-être, juste un mot, un simple smiley...

Rien.


Je suis en retard.


Le travail mécanique et abrutissant de la journée aura la vertu salvatrice de me distraire un peu. J'ai froid. Le crépuscule semble si loin. 


Trois ans, quatre mois et six jours que la petite blessure palpite faiblement, comme une illusion malade et desséchée, comme un regret qui n'en finit pas de mourir.



Toulouse, le 06 mai 2016








 


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