la petite cuiller

Christian Gagnon

la vie est un voyage aller-retour du ventre de notre mère au ventre de notre mère!

Notre  mère à moi, , ma mère l'oie, louve, nourricière, ma mère GPS, s'appelait d'abord Marie-Louise et était postière sans doute en même temps qu'on a inventé les facteurs. Et Marie-Louise voyageait, elle collait des timbres aux enveloppes et s'envolait avec elles. La mère de mon sacré cœur m'a appris qu'on pouvait voyager sans partir.

 

Les plus récents voyages de maman et moi, c'est à l'épicerie qu'on les fait. Marie-Louise, dite Louisette, me voit très bien lever les yeux vers mon père qui est aux cieux et grommeler un peu lorsque je la regarde caresser les tablettes de chocolat, froisser les sacs de croustilles ou de pastilles, faire du calcul différentiel et intégral avec les prix, faire le tour du monde en carrosse, chercher toutes les couleurs de l'arc-en-ciel dans la crème glacée à trois couleurs, stocker de la viande pour un abri atomique. Elle joue aux Belles-sœurs avec les coupons de rabais, se sert de sa liste au crayon de plomb comme aide-mémoire, double, triple, quadruple tous les articles qui sont en solde, jauge les dates de péremption des aliments, agrippe la pinte de lait du fond, part à la chasse aux petits formats! Maman  est bien vivante. Alors pendant qu'elle s'affaire à l'épicerie, j'en profite pour mettre le temps à pause, et inspiré par elle, je conjugue vivre à l'impératif urgent et aimer à l'inconditionnel présent.

 Ça, c'était il y a deux ans, notre mère à moi entamait sa neuvième vie, 10 fois celles des chats. Deux ans plus tard, maintenant qu'elle en a 92 je fais les voyages tout seul. Aucune aiguille sur l'horloge biologique de Louisette n'indiquait que sa qualité de vie pouvait se détériorer ou qu'elle pouvait décéder. Comme moi, elle pensait que tout ça n'arrivait qu'aux autres. Mais une nuit, elle se rend aux toilettes sans canne ni marchette. Le pied fléchit, la chute! Incapable de se relever, sans bracelet ni collier d'urgence, elle se traîne jusqu'au téléphone, appelle son 911, mon frère! La suite, un chemin de croix hospitalier qui aura duré près de six mois, de l'urgence au quatrième étage de l'hôpital; du quatrième à son appartement, puis encore l'urgence, finalement, le centre de réadaptation! Des médecins de tout acabit lui auront appris que la vieillesse au 21è siècle est un distributeur de pilules, et que la mort est optionnelle. Depuis peu, notre mère à moi se déplace à quatre roues, les frères et sœurs, on fait le moteur. Et maintenant, Louisette est décrétée non évacuable en cas d'urgence, elle doit descendre de l'appartement 443 au 153, on a un mois pour la transbahuter.

 

92 ans de souvenirs fossilisés dans un petit 3 et demi. Il faut élaguer, et ça presse; mon frère, soutenu par sa conjointe Lise, a un plan pour gagner du temps pendant que maman est en transit à l'unité de réadaptation.

 

− Lise et moi on a fait un peu de ménage dans les oubliettes avant que maman ne fasse son premier aller-retour du centre de réadaptation. On lui suggérera de commencer par la vaisselle.

 

Mauvaise idée. Lorsqu'on mobilise Louisette pour une première sortie afin de nous aider à faire son tri, elle ne tarde pas à  nous rappeler que si on veut emmerder le bon Dieu, on n'a qu'à lui faire part de notre plan. Et le bon Dieu, la reine mère, c'est Louisette, qui nous interroge :

 

−Vous avez fait le ménage?

 

 Son désordre est un ordre que l'on ne connaît pas. Et puis, on n'est pas là pour parler, mais pour écouter, et Louisette a décidé de s'attaquer d'abord aux cartes postales. Elle les collectionne comme la fourmi emmagasine pour l'hiver. La plupart sèchent dans des boîtes, plusieurs se sont terrées dans des tiroirs, d'autres glissées entre les pages de livres, ça sent le carton kraft à mesure qu'on déterre. C'est comme ça que ma mère prenait l'avion! Ma mère est de l'époque où les femmes étaient toutes des mères qui ne voyageaient que par en dedans. Elles fabriquaient des enfants. D'une couche à l'autre, avec cinq enfants, notre mère à moi a voyagé pour la peine. Mais notre grand-mère, avec 12, a fait plusieurs fois le tour du monde.

 

Alors notre mère à moi collectionnait des cartes postales parce qu'elle savait que la vraie vie, elle est littéraire, fictive, c'est celle qu'on s'invente. Et chaque fois qu'elle regardait une carte, elle partait. Je le sais parce c'est ce qu'elle fait en ce moment, une carte à la fois; mon frère et moi, nous sommes confinés à la soute à bagages : on remplit des boîtes. Et parmi les cartes postales, des trucs iconiques! On a très bien compris qu'il fallait laisser voyager notre mère, alors on s'est donné des codes : d'abord une boîte pour chacun des cinq enfants, et on ne refuse rien.

 

−Regarde, Jean-Pierre, une mèche de cheveux de bébé de ta sœur Anne.

−Donne, maman, il y a une boîte pour Anne.

−Christian, un cendrier de l'Alcan que ton père a gagné au curling.

−Je ne fume pas maman. Ahhhh, mais, je le garde, pour la visite.

 

Tout est intemporel pour maman, elle ne veut rien enterrer. Alors, lorsqu'elle hésite, ça c'est un code, l'un de nous deux réclame l'icône. On suit son rythme : parfois elle scrute des cartes à la loupe, relit des textes à haute voix, se réserve des cartes; on fait du sur-place. Et ça, c'est un autre code; lorsqu'on n'en peut plus, on se relaie sur la galerie extérieure pour hurler en silence. Il n'y a pas de compte à rebours pour Louisette. On va faire avec.

 

−Qu'est-ce qu'on fait demain, brother?

−J'aimerais bien m'attaquer à la vaisselle.

 

Mauvaise idée. Maman a peur de ne pas retrouver le camée dont papa lui avait fait cadeau. Ce seront donc les bijoux; il faut les chatouiller un par un, et surtout retracer le camée. Voilà, elle l'a entre les doigts, elle chante, ma mère retrouve son enfance. On est tous des enfants remplacés temporairement par un adulte. L'enfant que ma mère était a repris sa place; ma mère est un enfant à qui on pardonne tout, de l'insouciance de sa chute au syndrome de Diogène.

 

A fortiori, Louisette doit nous laisser bousculer son intimité, entrer dans ses jardins secrets, violer ses sépultures. On a la malsaine impression d'être des goules! On exhume six crucifix presque aussi lourds que celui que portait le petit Jésus, des dizaines de chapelets calfeutrés dans des pochettes en cuir repoussé : ma mère est une exorciste, elle a gardé les curés avec elle. Et puis, elle vit encore au temps de la crise : des réserves de conserves, de rouleaux de papier hygiénique, des tonnes de kleenex de poche, des liasses de linge à essuyer n'importe quoi, des manteaux de castor et de mouton de Perse, des piles de barres de savon, des nécessaires à couture, une guerre de boutons. Il y a, enfouis partout, des sacs en papier brun, blanc, de soie, de plastique, des boîtes de chocolats et de bonbons sans chocolat ni bonbon, des coupures de journaux en assez grand nombre pour tapisser les murs, et le plancher itou. Et il y a toujours des cartes postales et des photos qui sortent d'une cachette. On jette beaucoup, on garde plus que beaucoup. Tout se conjugue au passé composé dans les tiroirs de Louisette, composé de tout ce qui l'a marquée.

 

−Qu'est-ce qu'on fait demain, brother?

−J'aimerais bien trier la vaisselle.

 

Mauvaise idée. Ce seront les santons et les bibelots : à enrober soigneusement un par un dans du papier de soie. Et pendant que Lise enveloppe avec soin, notre mère à moi grappille dans une autre boîte qu'elle m'a fait dénicher. Maman regarde chaque objet déifié, en observe le deuil, et refait le voyage de chacun d'eux : que ce soit un macaron, une épingle à chapeau ou un livre qu'elle a sauvé de l'hécatombe numérique. La fouille est archéologique; j'oublie de m'esquiver sur la galerie, ma patience joue au yo-yo, je regarde le plafond comme si c'était le ciel. Je fais l'affront de l'autiste : j'entends maman mais ne l'écoute pas! Soudain, elle me tend une cuiller!


−Tiens, Christian, ta cuiller de bébé.

 

J'ai le cœur coincé dans la pomme d'Adam; je rapetisse, je retrouve mes doigts de bébé, le goût du pablum, notre mère à moi me redonne mon enfance. Et la petite cuiller dont le manche ciselé me louche l'index, elle est en argent. L'argent, ça ternit; pourtant, la cuiller, je me mire dedans. Maman a frotté toute ma vie, m'a gardé dans son ventre depuis que je suis né. Toutes les mères font ça. J'ai décidé derechef de mettre ma patience en quarantaine dans l'appartement de notre mère à moi. Ça prendra des siècles s'il le faut, mais je voyage avec Louisette. Ça vaut la peine, toute la peine que j'aurai quand elle ne sera plus là. Et puis si jamais elle n'est plus là, je frotterai la petite cuiller ombilicale pour la ramener ici. Quelques femmes m'ont habité, mais je n'en ai habité qu'une seule, maman.

 

−Qu'est-ce qu'on fait demain, brother?

−J'aimerais bien… on demande à Louisette.

 

 
  • J'ai adoré "notre mère à moi". Nous restons 5 de notre mère à roulette de 99 ans… c'est dire que ce texte je m'y retrouve

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

    • 95 ma mère...corps de verre taillé, mais lucide...merci

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      Christian Gagnon

  • J'adore le passage de la petite cuiller, si émouvant ! Quel beau texte Christian !
    Il y a déjà quelques temps que ça me tourmente... n'étant pas encore dans un fauteuil, je me demande malgré tout où iront tout mon fatras d'écriture, (des classeurs, des brouillons remplissant une armoire) toutes les photos en noir et blanc que ma mère m'a laissé en héritage : "Surtout, garde-les bien précieusement" je les garde en effet et après son départ, je les ai maintes fois regardé. Mais, que feront mes enfants de tout cela, et mes petits-enfants ? Poubelle, certainement ! Il ne faudra pas oublier de leur dire d'en conserver quelques bribes... et mes chers livres, j'en veux quelques uns à mon dernier lit...me voilà émue en écrivant cela.

    · Il y a plus de 5 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • ceux et celles à qui vous rendrez votre âme auront un maudit beau cadeau...merci

      · Il y a plus de 5 ans ·
      P%c3%a9ch%c3%a9 originel hd

      Christian Gagnon

    • alô Christian, qu'ajouter de plus après le commentaire de Martine, ma grande amie. Tjrs cette magnifique écriture au service de l'émotion + Sophie.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      6a012876c02e5d970c019affb02dba970d 500wi

      suemai

    • qui est Martine????

      · Il y a plus de 5 ans ·
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      Christian Gagnon

    • C'est moi, Louve.

      · Il y a plus de 5 ans ·
      Louve blanche

      Louve

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