La plage vide

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Quand je suis descendue du car, la brume s'accrochait encore à la côte. On aurait dit un pays de brouillard, une terre lointaine quelque part beaucoup plus haut dans le Nord. Puis le soleil a percé la grisaille d'un premier rayon. Je suis restée là, un moment, à regarder le soleil se lever entièrement, sans bouger, sans respirer presque, juste le soleil et le vent sur le visage, la pensée entre deux mondes.

Je me suis perdue dans les ruelles qui zigzaguent du village à la plage, perdue volontairement, comme ça, pour le plaisir. Voir si je reconnaitrais les choses, mais je crois que surtout c'est la plage qui m'est restée ancrée. Les pierres, elles, se ressemblent toutes, comme celles d'autres lieux, d'autres villages, d'autres vacances. Je ne suis pas attachée aux pierres, je reconnais bien mieux la silhouette d'un vieil arbre, d'un grand champ,  pour peu que le temps ne les avale pas.

Sur le port il est commencé à me monter quelque chose dans la poitrine, brûlant comme un souvenir. Le panier de ma mère, un large panier d'osier qui débordait toujours et semait sur le chemin ses égarés : tongue, jeux de cartes, raquette, serviette, tee-shirt tourneboulé. Nous égarions toujours quelque chose que nous retrouvions la bouche arrondie de surprise quand nous remontions le soir de la plage à la villa. Chaque jour la même envie, les mêmes pas trop pressés de soleil, de sable et de sel. Dès la fin juin jusqu'au premier septembre. Ma mère aimait tant la mer, ce village-là qui était celui de sa jeunesse. Elle aurait vécu ici tous les jours de l'année, si elle avait pu. Elle ne pouvait pas. Nous aimions l'endroit au moins autant qu'elle, peut-être même l'aimions nous par elle, c'est par ses yeux que nous regardions, par ces mots que nous apprenions telle ou telle chose, sur telle personne, et que tel endroit se parait de son histoire, d'une anecdote, c'est par elle que nous nous sentions ici chez nous.

J'ai aperçu la maison avant la plage, là-haut dressée, ses volets d'olives tirés, les herbes immenses comme jamais tout autour, sa façade malmenée par les éléments. Je l'ai regardée longtemps, je nous ai vus, ma mère, mon frère Clément, et moi, en route pour la plage, attablés sur la table en fer forgée de la terrasse. J'ai entendu les cris, les rires, rejoué les fêtes improvisées avec les amis de passage puis le cri strident d'une mouette a dissipé le songe, le silence a repris ses droits.

Nous venions ici tous les étés, les étés seulement, mais notre tête, notre cœur, y vivaient en permanence, toute l'année, tout le triste hiver, chaque jour de pluie, de vide, de rien du tout, chaque jour gris, le regard partait par-là, se réchauffait à ses murs, au petit chemin qui menait à la plage, jusqu'à l'été 69.

Clément avait une amoureuse, aussi brune qu'il était blond, aussi bavarde qu'il était silencieux. Une belle fille, celle du boulanger, dorée, sablée, comme le pain, légère et élancée comme les voiles des trois mats. Intrépide, et amoureuse furieuse de la vie comme l'était Clément. Elle s'est noyée là, juste là, c'était cette plage juste en face de la maison. Il y a eu des cris, des appels au secours, des pleurs, et puis plus rien que le silence, lui reprend toujours la place. On aurait dû faire du bruit, et plus de bruit encore, mais toujours le vide prend la suite des drames. La plage s'est désertée. Plus personne ne voulait y aller, pas même ma mère, ça faisait le cœur trop lourd, les yeux trop gros, le vide trop grand.

Maintenant tous sont loin. La plage est restée belle. Je n'y étais pas revenue depuis trente ans. C'était une promesse, un pacte entre nous, le dernier devait revenir un dernier été, le pas pressé, de soleil, de sable, et de sel.
Je vais rester là.
Je vais faire du bruit.

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