La poudre d'escampette

salander

LA POUDRE D’ESCAMPETTE

Sophie, je l’ai connue à l’école. Celle des petits, enfin pas complètement petits mais pas très grands non plus. Vers cinq-six ans, en gros. Elle habitait dans une belle maison, en retrait de la route, entourée d’un joli jardin clôturé – la grille d’entrée était deux fois plus haute que moi, qui étais pourtant le plus grand de la classe.

Je l’aimais bien, Sophie. Elle était mince, blonde, avec un visage rieur et des joues pleines. Souvent on se retrouvait entre copains du quartier, quelques filles venaient jouer avec nous, elle faisait partie de ces quelques filles – je me rappelle une fois où nous jouions au foot, nous avons tous les deux bu au goulot de ma bouteille en plastique et les autres avaient rigolé parce qu’ils prenaient ça pour un bisou. Les cons. Peut-être que j’aurais bien voulu lui faire un bisou pour de vrai, en fait, mais j’étais gêné, comme disent les adultes.

Au collège, j’ai perdu Sophie de vue. J’avais d’autres copains, on se croisait de temps en temps, salut-salut, les dernières années on donnait l’impression de ne jamais s’être connus. C’est bizarre, parfois, comme on se comporte, on ne sait pas pourquoi mais le temps effiloche les amitiés comme les amours. Une année, en juin (nous avions treize ans), je l’ai retrouvée dans le groupe que nous formions pour une marche au Tessin, dans le cadre d’activités à options. Elle fumait, elle était déjà grande, ou révoltée, différente de moi, garçon timide et adapté qui ne faisait pas de vague.

Quelques mois plus tard, je l’ai aperçue en compagnie d’un punk (les années 80, leur âge d’or), ils se roulaient des pelles à la sortie du collège et j’étais tellement loin de ce stade, tellement enfant encore, que j’avais l’impression de vivre dans un autre monde.

Je ne sais pas pourquoi Sophie a été virée du collège, deux ans avant l’examen du Certificat. Quelqu’un me l’a dit, c’est tout.

Durant la décennie suivante, je l’ai revue dans les pubs ou en pleine rue, en compagnie de marginaux qui se regroupaient au centre-ville. Ils squattaient les bancs ou les abords d’une fontaine. Canettes de bière, jeans élimés. Sophie se baladait avec un chien sans laisse. Son visage s’était émacié, elle avait maigri, la dope avait entamé son saccage.

Nos mondes étaient de plus en plus différents.

À cette époque, je n’aurais jamais osé l’aborder, lui demander si elle me reconnaissait, si elle était d’accord de boire un café en ma compagnie. Elle était du côté des inadaptés, des largués, je me débattais pour trouver ma voie à l’aveuglette et la déchéance de Sophie me donnait des frissons.

Les années 2000 ont émergé, la fin du monde a été reportée d’un siècle ou deux, j’ai travaillé à gauche et à droite, commencé à écrire, arrêté d’être ivre quatre soirs sur sept. Sophie a eu un enfant. Encore quelqu’un qui me l’a dit, un ami qui comptait le père du gosse parmi ses clients. Père et mère liés par le joint ou la seringue et maintenant par un garçon.

La dernière fois que j’ai vu Sophie, c’était six mois avant sa mort. Je venais de terminer une partie de hockey sur glace, elle patinait avec son fils et semblait en forme – le souffle de la vie s’éparpillait en volutes de buée devant son visage. Je l’ai regardée glisser sur la surface gelée, le ciel bleu souriait entre les nuages, un parfum printanier dansait dans l’air. Sophie ne m’a pas vu, pas reconnu, peu importe, à nouveau je n’ai pas osé l’aborder, me rappeler à elle. Si les contacts entretiennent les contacts, leur absence creuse le trou dans lequel glisse l’indifférence. Toujours le même problème : que lui dire, de quoi parler, pourquoi renouer une relation après vingt-cinq ans ?

C’est dans le journal, en juillet, que j’ai vu l’acte de décès. 36 ans. Une fin pénible, d’après le faire-part. L’agonie d’une toxicomane qui prenait la poudre d’escampette vers l’au-delà. Trop tôt, bien sûr. Merci au Sida, à l’hépatite, au cancer ou à je ne sais quel autre fléau de nous épargner les plaisirs d’une vieillesse avec déambulateur et emphysème. Sophie volait parmi les anges. Au Paradis, on peut planer sans se shooter, d’après ce qui se dit…

Sa mort m’a remué les tripes. Un mélange de nostalgie, de crainte, de désespoir. Son histoire aurait pu être la mienne. Enfant de bonne famille, des parents bourges sans l’être trop, une petite vie tranquille. La drogue, j’aurais pu y plonger la tête en avant. L’occasion ne s’est pas présentée, ma peur de perdre la maîtrise des événements m’a peut-être sauvé et je suis encore vivant. J’ai envie de le rester. Sophie aussi, sans doute, l’aurait voulu.

Les parents espèrent toujours que leurs enfants seront heureux, auront de la chance, une belle vie, une vieillesse agréable. Parfois ce beau programme foire. Je nous revois à l’école, Sophie et moi, courant dans le préau, jouant à cache-cache, chantant en classe – ma voix flageolait tandis que la sienne coulait, limpide et claire. Je regarde les photos de classe de l’époque, avec tous ces enfants insouciants, l’esprit encore serein mais bientôt en équilibre sur une corde raide.

Basculer du bon ou du mauvais côté n’est, peut-être, qu’une question d’orientation du vent.

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