La première pierre

Fanny Chouette

Ils sont face à face et il fait nuit. Elle le toise, il la fixe. Dans leurs quatre mains deux pierres, entre eux quinze mètres en silence et la guerre des mondes fait ses vocalises. Cette pierre avec tout juste un peu d'élan, elle pourrait lui faire mal. Elle tombe bien c'est tout ce qu'il mérite. En visant bien, il pourrait aussi lui briser son genou à elle, mais il va attendre un peu.

Personne ne devine : ces deux-là s'aiment d'une force quasi interdite, un frisson qui passionne, une déraison que rien n'arrête. C'est l'histoire d'un jeu que rencontre la bataille, la course infernale des nerfs qui s'effilochent à en être funambules. Prendre une expression au pied de la lettre et se retrouver là c'est grotesque. L'un d'eux  jettera la première pierre. Ce jeu est idiot.

C'est elle qui commence.
Mais dans l'air pesant d'une nuit sans étoiles, elle hésite encore. Et pendant que ses ongles vernis retiennent la pierre comme une plume prise au vent, lui, sourit. Elle est si belle quand elle ne sait pas. Et puis, elle y va.

- Que celui qui ne m'a jamais aimé du regard...

La première pierre est lourde mais il est fort et l'air est doux, il prend un peu d'élan. Il balaie l'instant suivant d'un rapide coup d'œil : elle a dit ça sans savoir, nulle part il est écrit qu'il est fou d'elle quand elle détourne le regard. Alors, la rotule d'abord ou déjà la tête ? Elle le fixe en lui prêtant tout un tas de métaphores sans rimes. Il voudrait lui faire mal mais se ravise finalement. Il est déjà tard, ils ont tout le temps. Alors à son tour, il laisse couler des secondes innocentes, observe ses mains divines.

- Que celle qui ne m'a jamais imaginé au creux de sa nuit...

Existe-t-il quelque part entre une veine mal branchée et une artère en feutrine un fluide jumeau en ceux qui se désirent ? Ses phrases intérieures, elle réfléchit beaucoup trop et la pierre, menace immobile.

- Que celui qui n'a jamais voulu ses draps froissés par mon parfum...

Elle dit cette phrase comme on se jette d'un train. L'élan est extérieur à tout ce qu'elle peut contrôler. La pierre ne quitte pas les mains de l'homme à abattre. Il y pense soudain plus fort en la regardant vivre : leur petit jeu essuie le rituel d'un feu de forêt. Ils suivent des yeux la lente propagation des flammes, lasse d'être si prévisible, les mots s'affalent dans une mécanique malsaine sur les brindilles les plus vulnérables, mais bientôt l'embrasement, le mot de trop qui carbonise les faiseurs d'ombres. Jusqu'où peut s'infiltrer la certitude d'être aimé ?
A quel instant le déclaratif langoureux devient-il étincelle terroriste ? Ici rien ne bouge, et dans son berceau la ville somnambule ne donne pas cher de leur peau. L'heure qui les rythment a la nausée. A l'intérieur, doucereusement ils éclatent, interdits. Et la bataille de gagner du terrain.

Ici, une fin de partie sous-entend d'aller trop loin, opérer un demi-tour drastique volé au suicide. Parce qu'enfin il saisit. C'est un coup de poker ; lui céder la victoire. 

- Que celle qui n'a jamais voulu que ce jeu n'ait jamais existé...

La pression des ongles sur la pépite de roche. La tension des muscles qui ne suivent plus tout à fait, un peu engourdis, et puis un frisson.
Elle recule, elle n'osera pas sourire. Lui, si.

Autour, la nuit s'interdit tout commentaire. 
La pierre est partie. Elle, non.

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