La protestante

divina-bonitas

Portrait de femme

Elle s'appelle Marguerite. Mis à part qu'elle pratique l'effeuillage sans même qu'on le lui demande auprès du premier mâle de passage, elle n'a ni la douceur ni la délicatesse des fleurs. C'est une vieille femme sèche, une vraie peau de vache. Ses yeux turquoise brillent d'une lueur maligne, ses mains crochues et maigres servent essentiellement à souffleter des joues, à pincer des bras et des cous. Elle n'embrasse personne, surtout pas sa descendance, mais lui tiraille la peau fine sous le menton en guise d'affection tout en lui interdisant de crier sa douleur. Avec elle, il faut aimer l'amour qui fait mal. Son cœur est sec et sa bouffe aussi, laquelle, à force de mijoter à petit feu pour économiser le gaz, oblige à sucer les os de la chair caramélisée. Bien sûr il faut faire mine de se délecter en enfournant les petits morceaux d'olive confits dans l'huile. Elle se nourrit exclusivement de cartons de crème chantilly, de croquants du Midi, de steaks de cheval ou de ragoût de taureau, en fin de semaine de tripes à la mode de Caen. Elle passe commande et sonne ceux à sa disposition quand il est l'heure de courir chez le pâtissier, le tripier ou aux Halles, même s'il fait 40° à l'ombre de la Placette nîmoise, que les lézards se sont réfugiés à l'ombre. Il est convenu de s'y rendre à pieds. Tout véhicule serait inconvenant dans les ruelles étroites et ferait perdre du temps.


Son intérieur est à son image: une succession de pièces minuscules et sombres, décorées chichement de cigales en faïence et de napperons tarabiscotés. Le matin, son café additionné de chicorée avalé, elle commence à se mistifriser. Miroir, mon beau miroir! Même à 90 ans passés, elle doit rester la plus belle. L'infernal roulage de mèches bleutées commence dans des froissements de papier d'aluminium, suivi du bourrage de papier journal et coton dans le soutif à balconnets. On lui a enlevé par précaution les deux seins à 35 ans en raison de boules suspectes. Ces entreprises achevées et le fer à friser rangé, elle s'habille. Une jupe de crêpe de soie noire et un chemisier en dentelle à jabot repassé aux petits oignons. Puis elle se maquille. De rouge sur ses lèvres minces, de bleu sur les paupières, de rose sur les joues. Puis se regarde, s'admire et recommence devant chaque miroir, ceux en pied, ceux posés et ceux accrochés. Ce cérémonial invariable dure jusqu'à midi. Elle avale ensuite ses mets préférés avec des couverts en argent réservés à sa seule bouche en mastiquant comme une souris. Chaque fois qu'elle entend un mot ou une phrase qui la dérange, elle passe en silence et fouette la bouche indélicate d'une main leste et couverte de bagues dures. Parfois elle se rend au Temple assister à l'office. Parfois seulement, surtout quand elle est en manque de compagnie et de regards extérieurs flatteurs, qu'il faut qu'elle se montre, expose sa dernière tenue ou son ultime accessoire à la mode. Elle n'est pas portée aux dévotions, encore moins aux génuflexions ou aux prières, a le maintien raide de la chaire du Pasteur et des bancs de bois étroits. Elle part fière et droite dans la rue Traversière, une veste de cachemire sur les épaules, une ombrelle extravagante en dentelle noire ajoutant à son élégance et prouvant son rang. Les jours d'enterrement et de corridas elle complètera l'ensemble  d'une mantille semblant tissée dans de la toile d'araignée.  Elle adore se rendre aux arènes même s'il pleut des cordes ou s'il fait un cagnard insupportable. Elle s'y rend avec un coussin brodé pour protéger son postérieur plat de la dureté des pierres formant les gradins. Là, raide et cillant à peine, elle passe une langue rose sur ses lèvres fines dès que le sang coule, celui des taureaux, des chevaux encornés ou des toréadors maladroits. Elle semble mieux respirer quand les vapeurs chaudes d'hémoglobine montant dans l'arène lui remplissent les narines. Plus la scène est violente et macabre plus elle est satisfaite, comme en témoignent les quelques mots susurrés d'un ton appréciateur, ou les remarques cinglantes, les "bien fait pour lui!". Elle esquisse des sourires quand le sable rougit à force d'absorber la douleur des acteurs. Le reste du temps elle reçoit...des hommes, plus jeunes de préférence, bien nés et surtout bien nantis. Tous la visitent en espérant. Son regard s'anime invariablement d'une autre lumière, celles qu'ont les chattes au printemps et les rates en matant du fromage. Assise droite sur sa chaise ou dans son fauteuil en rotin, elle minaude et pavoise, tend une main décharnée et diamantée afin de relancer le débat, de ranimer la flamme, d'entretenir le flirt commencé. Le dernier à en faire les frais fut un médecin de douze ans son cadet, lequel au terme d'une cour assidue et sincère, s'entendit finalement dire qu'à son âge, il ne pourrait plus rien lui faire. Quelle idée eut ce pauvre bougre de vouloir forniquer avec une diablesse? Sa cuillère n'était pas assez longue! Elle le lui dit sans ambages. Lui comprenant qu'il n'avait été qu'un page de passage, parti marri, en lorgnant, désespéré, son entrejambe. Sa voix, ses mots et ses courtes phrases étaient aussi sèches et froides que le reste. Elle pratiquait essentiellement des phrases à l'impératif en s'évitant toute périphrase visant à convaincre ou adoucir le propos. Elle était une maîtresse femme à laquelle les autres, ses esclaves, étaient censés obéir sans moufeter. Un de ses fils en fut aussi victime. Elle lui reprocha de ne pas être mort avec les autres dans le sous-marin coulé par les allemands. Lui, bien inspiré, avec bu comme un trou avant le départ, ce qui l'avait conduit après son arrestation à  dessouler dans une cellule policière. Elle, avertie de son décès héroïque par un télégramme officiel, avait couru s'acheter des garde-robes complètes: une de deuil noire, une de demi-deuil grise puis une de quart dans tous les tons de violet. Des ensembles assortis comprenant dessous et dessus, ombrelles, chapeaux, gants, bottines, châles et fanfreluches diverses. Elle tenait ce goût d'une ancienne boutique que son défunt mari lui avait acheté pour l'occuper. Sauf qu'elle ne le tint toujours qu'avec dilettantisme, le stock lui servant surtout à se vêtir elle-même et à se dévêtir devant d'autres que lui. Le jour où, miraculé, son rescapé de rejeton sonna à la porte, il s'en prit deux pour avoir ruiné ses espoirs de se pavaner dans toutes les couleurs de l'arc en ciel de la mort aux Jardins de la Fontaine et au Temple. Âpre au gain, ne voyant pas la nécessité de se priver et encore moins de laisser un quelconque héritage acquis grâce à un veuvage précoce, elle vendit sa maison en viager et en secret. Finalement remise aux bons soins de sœurs soignantes à 98 ans, elle rendit son âme quelques jours plus tard en milieu de nuit après s'être plainte en bonne et due forme.  Dans cette maison du Seigneur, le room-service ne proposait ni de chantilly, ni de croquants ou de tripes, raison suffisante pour tirer une dernière révérence et s'en aller en grand apparat s'aliter pour l'éternité dans l'incroyable cimetière protestant de Nîmes, véritable musée de l'art funéraire.


Elle était l'une de mes arrières-grands-mères.

  • J'aime tellement tes descriptions qui sont des histoires à part entière !!
    Encore une parfaitement croquée.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

    • Merci Wen. J'aime bien écrire ces portraits même si c'est sans doute désuet au regard des tendances actuelles de littérature!

      · Il y a presque 10 ans ·
      Img 1518

      divina-bonitas

  • Bonjour, j'ai d'autant plus aimé que j'ai écrit jadis une nouvelle mettant en scène un personnage analogue mais c'était une fiction. Dites, me permettez-vous un souhait, pour lire avec encore plus d'agrément, ne croyez-vous pas qu'il conviendrait de desserrer l'étau de longs paragraphes ... En toute amitié.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Lune 08

    scribleruss

    • Oui, oui, permettez-vous, il n'y a pas de souci. Il faut que j'aère les paragraphes pour une meilleure lisibilité. C'est simplement que je n'y pense pas dans ce genre de récit narratif. Merci d'avoir commenté!

      · Il y a presque 10 ans ·
      Img 1518

      divina-bonitas

  • Et je ne suis pas d'accord avec le com de Mélanie Courtois: Cette monstresse n'avait pas un caractère plus que trempé. Elle était un bloc de haine avec mépris inclus. Ce n'est pas un caractère.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Oui mais Mélanie a écrit cela parce qu'elle est gentille! Il est réel que cette femme était un bloc fort pénible à fréquenter, supporter...au caractère de hyène!

      · Il y a presque 10 ans ·
      Img 1518

      divina-bonitas

  • Dans ma famille très protestante, pareille épouvantable monstresse nous n'avons pas eu (je remonte à mes arrière-grand-parents. Seulement des gens parfois austères et moralistes, parfois ouverts!
    Une religion où les femmes ont une place d'égalité!
    Maintenant... toute religion a ses déviants et déviantes... Et ça peut conduire à la perversion anti-humaine et pro-corrida!

    · Il y a presque 10 ans ·
    Oiseau... 300

    astrov

    • Je crois qu'en ce qui la concernait, ce n'était pas une question de confession! Merci d'avoir commenté.

      · Il y a presque 10 ans ·
      Img 1518

      divina-bonitas

  • les lézards se sont réfugiés à l'ombre, ils lisent du Divina puis après se réuniront pour en parler entre eux :-)

    · Il y a presque 10 ans ·
    Page couverture avec sorci%c3%a8res 305 ko bis 326x461 rec 11

    Pawel Reklewski

  • Divin Divina! J'ai adoré! Sacré et incroyable bout de femme au caractère plus que trempé. J'aime les mots que tu as choisis pour la représenter. Bravo.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Unnamed

    Mélanie Courtois

    • Merci Mélanie! Oui, sacré caractère!

      · Il y a presque 10 ans ·
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      divina-bonitas

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