LA RANDONNEUSE

Hervé Lénervé

Une histoire d’âges.

J'ai en poids, le même âge que j'ai en temps, 60 kilos tout mouillés, 60 ans bien trempés. Oh my God ! Ô bénite ! Ça commence à compter plus qu'à peser, mais cela me pèse, pourtant, chaque jour davantage sur mes frêles épaules. 60 ans et demi, je compte les demies années comme les enfants qui sont impatients, non de vieillir, mais de grandir, or moi, comme je ne grandis plus, je ne fais que vieillir et je ne compte les demie de la pendule de la vie que pour mesurer le temps qu'il me reste encore à conserver une apparence d'homme et non celle d'un vieillard, l'entrée dans le troisième âge, celui des pilules, des cannes et de cette odeur caractéristique qui n'annonce plus rien de bon. Maintenant, de nos jours, les hommes mûrs ont encore un petit répit, quelque temps à donner le change avant qu'on ne leur mette des changes complets, ce qu'on appelle dans les bouquins « être entre deux âges », entre maturité et moisissure. Bref, me voici donc, à ce moment charnière de ma vie, me retenant désespérément à ce qui est encore bon avant de sombrer dans ce qui n'est que mauvais… me retenant désespérément aux branches avant de m'écraser. J'étais assis sur un talus à regarder la forêt en ressassant mes idées maussades. Je me disais la forêt ne vieillit pas, seul les arbres périssent et meurent comme l'Homme ne compte pas dans l'Humanité, toujours cette dualité entre l'individuel et le collectif, mais en tant qu'individu singulier qui se penserait au pluriel ? L'égo est égocentrique par définition. J'étais donc, assis sur mon talus à repeindre le jour en nuit, quand venant de nulle part, une randonneuse assoiffée se planta dans mon champ de vision. Je refaisais la mise au point et ramenait ma vision lointaine sur cette intruse. Elle portait un sac à dos plus gros qu'elle, il faut préciser qu'elle n'était pas épaisse la gamine, en remontant lentement mon regard de ses grosses chaussures de randonnée à ses jambes fines et musclées, à son short en jean ajusté, à son ventre plat, à ses petits seins moulés dans son teeshirt, à ses yeux clairs. En balayant lentement les parties de son corps à sa frimousse, comme le font les personnes qui ne s'attendent plus à être surprise, je vis qu'elle me souriait de toutes ses dents. Elle me souriait comme on sourit quand on a que des aprioris positifs sur les rencontres aléatoires et sur la vie en général. Optimiste de la jeunesse, naïveté radieuse de tous les espoirs.

-         Vous n'auriez pas un peu d'eau, des fois ?

De l'eau je n'en avais pas, mais je ne me déplaçais plus sans une gourde de vin rouge, quand on est sombre, de l'eau claire on en boit plus.

-         Je n'ai que du vin, petite.

-         Donne, ça le fera quand même, faute de grives on mange des merles.

Elle but le vin à pleine gorgées comme à son âge on boit la vie.

-         Il est mauvais ton vin, mais ça désaltère quand même.

-         Fait gaffe, ça saoule aussi.

-         T'inquiètes, je suis plus résistante qu'il n'y parait.

Non ! Elle était moins résistante qu'elle ne le croyait, car sa tête lui tourna et elle chut sur mon talus.

-         J'peux m'asseoir à tes côtés ? Demanda la jolie randonneuse, alors qu'elle y était déjà.

-         Tu es déjà assise à ma gauche, à moins d'avoir le don d'ubiquité, je ne vois pas comment tu pourrais être aussi, à ma droite.

-         LOL ! T'es un comique, toi !

-         Si tu le dis. Soupiré-je.

-         Oh ! Tu n'as pas l'air d'avoir le moral, raconte !

-          Il n'y a rien à raconter, je me sens vieux et usé, c'est tout.

-         Alors là, j't'arrête ! Tu ne sembles pas usé du tout, disons que… t'es pas vieux…mais pas loin… hi, hi, hi ! Maintenant, je ne suis qu'une gamine de vingt-cinq ans, alors pour moi dès qu'un type en a trente-cinq, c'est un vieux, mais, toi, t'es un vieux que j'aime bien, tu vois !

La gamine de vingt-cinq ans pouvait discuter avec cette familiarité à un inconnu. Cela me semblait étrange, mais je ne connaissais rien aux jeunes, je n'avais eu ni enfant, ni nièce, ni neveu, je n'avais que des cheveux, mi blancs, mi gris. Je n'avais aucune référence sur la jeunesse actuelle. Alors non, je ne voyais pas.

-         Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Continua-t-elle son interrogatoire de sa voix chantante.

-         Plus rien, j'suis à la retraite.

-         Qu'est-ce que tu faisais avant, alors ?

-         J'ai merdé.

-         Ha, bon ?

-         Je pensais faire de grandes choses… je n'ai rien fait.

-         Ouais… ok… mais ça c'est vrai pour la grande majorité des gens, non ?

-         Peut-être, en effet, mais personnellement les autres, je m'en fous.

-         T'as raison, on a déjà bien assez à faire avec soi-même, maintenant tu vas me faire le plaisir de ne pas te foutre de moi, je suis ta copine.

-         Tu vas un peu vite en besogne, gamine, on ne se connait même pas.

-         Hé bé ! on va se connaître tout simplement, je ne vais plus te lâcher. Moi quand je m'attache, je ne m'attache pas, je colle.

-         Je vois… Tu veux encore un peu de vin ?

-         Tu veux me saouler, c'est ça ! Allez donne !

Nous bûmes de concert et le croirez-vous, je ris avec la belle comme un gamin. En trois fois rien, une fée m'avait redonné le goût de vivre.

Les jours qui suivirent cette rencontre fortuite ne furent plus les mêmes. Le ciel, le soleil avaient retrouvé ses couleurs, sa chaleur. Je partis souvent en randonné avec sac à dos, appareil photo, sans oublier ma gourde d'eau claire à la ceinture. Ma jeune randonneuse me rejoignait et nous parlions de tout et de rien.

-         Il est beau garçon Bertrand. Tu ne trouves pas ?

-         Attend il a au moins quarante ans, c'est un vieux.

-         Je préfère, alors, ne pas savoir ce que tu dois penser de moi.

-         Toi, c'est pas pareille, t'es mon vieux à moi.

-         Et toi avec ton sac énorme sur le dos, tu me fais penser à un escargot.

-         Je préfèrerai être tortue, si ça ne te fait rien. je suis ta tortue, mon lièvre.

-         Tu veux faire la course ? Allez, c'est parti !

Ainsi naquit une relation particulière entre nous, où il était souvent question de connivence et même, osons le dire, d'amour, un amour platonique, bien sûr, mais un semblant d'amour quand-même.

Une gentille gamine cheminait dans ma vie à mes côtés, le droit et le gauche, certes, mais jamais en même temps. Le don de la fée n'était pas l'ubiquité, il était bien plus puissant et Ô combien plus appréciable pour la vie, elle avait le don de rendre belles les choses, celui de distiller l'Espoir.

  • Trop mignon !
    Mais c'est vrai, ça passe vite les années, trop vite à mon goût à présent...

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Et "Repeindre le jour en nuit" très joli, encore jamais rencontré !

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Je suis peintre, initialement , à mi- temps et si l’on veut aussi, et dépressif à plein temps, donc pour moi le jour, la nuit, c’est la même couleur.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

  • Superbe.
    Y a quoi dans son sac à dos ? Ça voyage léger les fées en général, non ?
    Au plaisir.

    · Il y a presque 7 ans ·
    Black

    le-droit-dhauteur

    • Très bonne question, car pour randonner sur une journée, on n’a pas besoin d’un sac caravane. Je crois que j’ai raté un truc dans le récit. Le vieux aurait dû s’en interroger et poser la question et la fée de répondre : « Une paire d’ailes de rechange ou un tonneau de Bordeaux. » Enfin il y avait matière à entretenir un suspens. A bientôt my friend !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

    • :)

      · Il y a presque 7 ans ·
      Black

      le-droit-dhauteur

  • "J'étais donc, assis sur mon talus à repeindre le jour en nuit, " => J'adore. Sinon... j'aime ton récit.

    · Il y a presque 7 ans ·
    Img 1660

    Marcus Volk

  • Une belle rencontre....

    · Il y a presque 7 ans ·
    Oeil

    anne-onyme

    • Assurément !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

    • Qui donne des ailes....

      · Il y a presque 7 ans ·
      Oeil

      anne-onyme

    • Des ailes magiques, mais attention au soleil, elles ne sont qu’en cire et la chute fait très mal.

      · Il y a presque 7 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

    • Oui, mais des ailes quand même. Toutes les femmes n'en possèdent pas...

      · Il y a presque 7 ans ·
      49967 4832e34b8ef74d58bc32

      bartleby

    • Et les hommes non plus, car en l’occurrence, les ailes, c’est dans mon dos qu’elles poussèrent et tel Icare, grisé par la magie d’un amour soleil, je m’y suis brûlé. Du haut je chus vers des bas, bien bas. Mais c’est la vie qui est ainsi avec des cimes et des abysses, autrement elle n’est que plate comme l’encéphalogramme d’un mort figé dans la modération.

      · Il y a presque 7 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

Signaler ce texte