La rentrée des âges
rodolphe-m--2
A chaque pas qui les rapproche de la grande bâtisse leurs mains se serrent un peu plus l'une contre l'autre. Dans leurs paumes leurs sueurs se mélangent. Elles s’échangent et pénètrent leurs peaux. Elles se réconfortent.
Sa mère lui sourit pour qu’il n’ait pas peur. Elle lui a déjà dit que tout se passerait bien et qu’il n’avait pas à se faire de souci. Mais il s’en fait.
Le soleil tape fort au dessus d’eux. Il allonge les silhouettes, il fait regarder à terre pour ne pas être aveuglé, il rend tout lourd et moite. Il donne envie d’aller se réfugier à l’ombre, loin du trottoir goudronné qui mène au bâtiment, loin de toutes ces autres familles qui les entourent et qui vivent la même chose qu’eux. Des drames banals où les enfants abandonnent leurs parents.
Un instant il pense que la larme qui coule sur sa main est la sienne mais c’est celle de sa mère qui, tout en continuant de sourire, a les yeux remplis de tristesse. L’eau qui coule de ses yeux est aussi pure, aussi claire qu’un torrent qui reflète le blanc des nuages. Sauf que c’est leurs vies qu’il voit dedans. Et il y a tellement de souvenirs que cela pourrait remplir un plein océan.
Soudainement la chaleur devient oppressante, la tête lui tourne. Il pose sa main sur l’épaule de sa mère pour qu’elle le soutienne. Mais le décor autour de lui continue à se troubler et leurs ombres échangent de place. Il redevient petit à côté d’elle et elle redevient jeune sous ses yeux.
Il est de retour à son premier jour de classe. La main de sa mère fait tout le tour de la sienne. Son père attend dans la voiture derrière eux. Il est pressé et klaxonne plusieurs fois pour que sa mère le fasse rentrer dans la cour et vienne le rejoindre. Elle doit partir mais elle n’arrive pas à lâcher son fils qui la regarde comme un animal pris au piège. Il voudrait qu’elle le prenne dans ses bras et qu'ils s'enfuient en courant. Qu'ils laissent son père derrière, il n'en a rien à faire. Il préférerait même, pour ne l'avoir que pour lui. Elle semble répondre à ses pensées par un regard qui lui dit que ce n’est pas possible et elle se résigne à donner sa main à celle de la maîtresse. Le contact de sa peau n’est pas désagréable, elle est douce même, mais ce n’est pas la même chose. Elle ne lui caresse pas le poignet avec son pouce comme sa mère le fait pour le calmer. Il ne sent pas qu’il est un rallongement de son corps, qu’il est aussi important pour elle que l’air qu’elle respire.
Il entend les talons de sa mère s’éloigner derrière lui puis le claquement de la portière et la voiture qui démarre. Il a envie de se retourner pour la voir mais il sait que s’il le fait il se mettra à pleurer pour des siècles. Alors au lieu de ça il se laisse guider par la maîtresse et les autres enfants en fermant les yeux. Ainsi, il arrive de nouveau à voir son visage, à la sentir, à entendre le battement de son cœur frapper sa poitrine au même rythme que le sien.
Allongé dans l’herbe, de retour dans son corps d’homme, il ouvre les yeux. Le visage de sa mère ridé par le temps comme un vieux chêne fait disparaître en un souffle le souvenir de sa jeunesse.
Ils sont sur la pelouse devant le bâtiment, sa tête est posée sur ses cuisses. Elle ne l’a pas vu se réveiller car elle a le regard perdu quelque part au loin en chantonnant une vieille mélodie qu’il n’avait plus entendue depuis des années. Ses doigts passent dans ses cheveux comme pour le bercer et il est frappé par l’évident amour qu’il lui porte.
Bien sûr, il se souvient qu’ils n’ont pas toujours été proches. Il y a eu des moments où chacun a réalisé que l'autre n'était pas totalement comme il l'avait désiré, des déceptions et des incompréhensions entre eux qui les avaient éloignés un instant. Mais la toile de leurs vies possédait bien trop de couleurs vives, trop de traits de pinceau pour chaque instant de bonheur pour qu’ils ne s’éloignent plus longtemps que cela.
Tranquillement, silencieusement, les larmes s’échappent de ses yeux pour glisser le long de ses joues. Il pleure parce qu’il se sent lâche de la laisser dans cette maison de vieux. Parce qu’elle est la seule famille qu’il lui reste depuis que tous les leurs ont été emportés. Il pleure parce que maintenant il est fort et grand et qu’il pourrait la prendre pour l’emmener loin d’ici. Mais il ne le fait pas.
Les yeux de sa mère se posent sur lui et il voit ce quelque chose de divin toujours caché dans sa pupille. Cet amour fanatique dépassant tout les autres. Même celui qu’il a pour elle.
Elle le fait s’asseoir près d’elle en posant un bras sur ses épaules. Elle le calme en faisant tanguer légèrement son corps avec le sien jusqu’à ce que ses pleurs disparaissent.
Ils échangent quelques mots qui n’ont rien d’important. Juste pour s’entendre parler et donner moins de gravité aux choses. Mais le soleil qui ne cesse de baisser leur rappelle qu’ils n’ont plus le temps pour les choses sans importance. Sa mère l’embrasse chaudement sur chaque joue puis se lève pour partir seule vers la bâtisse.
Il voudrait l’accompagner mais il n’y arrive pas. Il ne peut que rester sur place en la regardant s’éloigner. Il ne peut qu’attendre de voir si elle se retournera pour le regarder encore une dernière fois. Mais elle ne le fait pas.
L’infirmier qui vient lui tendre la main lorsqu’elle arrive aux portes de la battisse se demande un instant pourquoi elle marche les yeux fermés. Il ne voit pas la mère cachée derrières les rides ni même le fils qui regarde la scène au loin avant de partir sans se retourner. Pour lui ce n'est encore qu'une autre excentricité liée à l'âge.
Beaucoup d'empathie et de tendresse dans ce beau texte ! Des séparations cruelles surtout pour la mère...bravo, Rodolphe !!!
· Il y a presque 13 ans ·Pascal Germanaud