La reprogrammation
Sy Lou
Il porte le poids de sa vie, le poids d'une vie malmenée, violentée, qui a forgé ce qu'il est devenu. Regarder en arrière permet d'en mesurer l'exacte profondeur vertigineuse. Ne croyez pas qu'il se livre à cet exercice pour s'apitoyer sur son destin. Au contraire, il s'exige, s'impose de comprendre qui il est vraiment, ce qui a structuré l'existence de cet inconnu qui le fixe dans le miroir. Découvrir les mécanismes anciens, les automatismes ancrés depuis longtemps. Au fil des ans, ils se sont creusés, enfoncés dans la profondeur de son être, tels des sillons dont il ne peut s'échapper, où il est englué. Comme l'eau ne peut qu'emprunter toujours le lit de sa même rivière, il ne peut, il ne sait que les suivre pour gérer sa vie actuelle. Il souhaite sortir de ces sentiers battus que furent les siens. Il lui faut aussi décrypter les traumatismes à l'origine de ses profondes blessures, en raviver leur mémoire pour le libérer, une fois pour toutes, des émotions négatives qui leur sont associées et qui se sont enkystées dans ses cellules. Qui est-il vraiment ? Il veut le savoir, avec une détermination proportionnelle à sa peur de ce qu'il va découvrir.
Aujourd'hui, en effet, il arrive à bout. Il ne peut plus jouer ce rôle auquel il s'était toujours astreint. Il retient depuis trop longtemps ce qu'il avait enfoui, caché au plus profond de son être. Ce qu'il s'était appliqué à faire semblant d'oublier, à minimiser, à tourner en dérision. Il est temps de jeter le masque d'un sourire permanent et affable qu'il avait placardé sur son visage. Il veut être lui-même, se laisser surprendre par une personnalité refoulée parce qu'étouffée et qu'il ne connaît donc pas. Il se donne comme objectif la liberté d'être. Il quittera ses oripeaux et s'avancera vers un chemin de lumière.
Un impératif s'impose avec urgence : trouver l'exutoire adéquat à cette lame de fond imminente qui va le submerger s'il reste passif. Ce travail va exiger de nouvelles forces de sa part, lui pourtant si fatigué. Toutefois, il est prêt à jeter ses dernières forces dans la bataille. En chemin, il est certain d'en trouver de nouvelles, de différentes. Il s'apprête à souffrir de devoir rouvrir ses blessures pour les analyser telles quelles et non pas telles qu'il les a maquillées. Conscient de tous ces paramètres, il sait aussi que c'est « le » moment dans sa vie pour accomplir ce pas qui le fera avancer. Pour être lui-même. Pour… vivre enfin ! S'il ne saisit pas la balle au bond, tout se refermera et il continuera avec ce poison psychologique qui le gangrène toujours davantage depuis son enfance.
Il choisit donc le sport sur lequel il jette son dévolu, se lance à perdre haleine dans des activités physiques intenses, multiples. Muscles torturés, limites toujours repoussées, défis relevés aussitôt qu'imaginés. Jusqu'à ce jour. Où le corps casse. Message clair, explicite, sans appel : l'auto-destruction et l'auto-punition ne peuvent rien exorciser. Le « problème » reste intact, entier. Impénétrable. Cette évidence a du mal à s'imposer à son esprit. Mais quand le corps a parlé, c'est toujours lui qui a le dernier mot.
Désormais tout va très vite en lui. Impossible de refouler ce besoin impérieux de se décharger du carcan qui l'étouffe jusqu'à perdre souffle. Le volcan qui sommeille en lui menace d'exploser. D'énormes brèches qu'il ne parvient plus à colmater comme par le passé, éventrent son calme superficiel habituel. Il perçoit dans son for intérieur ce qui s'apparente à une vague monstrueuse : elle enfle, prend de l'envergure. Une force terrible qui ne demande qu'à s'évacuer. Rapidement. Violemment. Parfois pris d'une irrépressible envie de hurler, il plaque sa main devant la bouche pour se contenir. Il ne peut plus fuir : dos au mur, face à lui-même, face à ses souffrances qu'il prend en pleine poitrine. Obligé de regarder. Contraint à garder les yeux ouverts. Peur de devenir fou, de ne plus rien pouvoir contrôler, lui qui a toujours tout maîtrisé. De terribles angoisses s'abattent sur lui, comme le ferait un oiseau de proie, et le laissent pantelant. C'est le barrage qui lâche, le château de sable qui s'écroule, le craquement de l'arbre qui tombe dans la forêt…
Que faire alors ?
Il essaie le dessin, mais son coup de crayon restitue maladroitement sa pensée. Se limiter à quelques esquisses ? Il ne peut s'en suffire. Dans un accès de rage, il griffe parfois le papier jusqu'à le lacérer. Cette crispation irrépressible de sa main autour de ce maudit crayon impossible à maîtriser signe l'échec de sa démarche…
La peinture ? Un espoir naît en lui. Vite, des toiles, des pinceaux ! Son impatience n'a d'égale que la fulgurance de sa douleur intérieure. Peine perdue… Ses tentatives s'avèrent trop fades et sans relief. Ou alors se soldent-elles par des couleurs violentes, agressives. Des flammes brûlant ses tableaux.
Le piano ? Il s'est souvent laissé dériver sur une rivière de notes qui l'amenait vers des berges douces où il s'étendait pour se reposer. Il pense donc pouvoir s'exprimer par la musique mais ses doigts maladroits ne lui obéissent pas. Aucune vélocité aérienne. Il ne sait que frapper exagérément sur les touches, ses poings se serrent, il se retient de ne pas les écraser sur le clavier. Ce ne sont pas des notes de musique mais des rugissements ou des plaintes.
Pris de panique, il n'entrevoit rien autour de lui pour le sauver de ces sables mouvants dans lesquels il sombre. La vue d'une feuille blanche l'inspire subitement, ultime planche de salut. L'écriture serait-elle « la » piste à envisager ? Une suite de mots, alignés les uns après les autres, comme les pierres blanches sur un chemin nocturne le guideraient vers sa délivrance. Il partirait à leur recherche, les débusquerait vaillamment. Il consulterait la bibliothèque de sa mémoire, interrogerait son cœur et sonderait son âme, car les registres utilisés par chaque partie de son être répondent à des sensibilités différentes. Des mots choisis judicieusement, patiemment pesés, évalués à leur juste valeur.
Un jour, tout est dit. Ou presque. Il a relu de nombreuses fois, vérifié la concordance avec ce qu'il avait à cœur d'exprimer. Quelle expression bizarre qui parle d'elle-même et montre tout ce qu'un cœur peut contenir de non-dits… Il ne sait même pas quelle est la portée de son récit, il n'arrive même plus à en juger la cohérence, mais comme il se sent soulagé, apaisé, il en conclut que sa tâche est finalisée. Fatigué de cette descente dans les profondeurs de son être, il en a pourtant remonté toute cette vase qui lui donnait la nausée. Vidé de ce travail d'intériorisation, d'exploration, de prise de conscience, il a réussi à purger son passé des chaînes qui l'entravaient. Exténué d'avoir rassemblé tous les morceaux éparpillés du puzzle de son existence, il se trouve enrichi d'un nouveau jeu de cartes dont les principaux atouts sont confiance en soi et soif de vivre. Quand il regarde en lui, c'est le calme de la rivière qui s'écoule enfin après la violence du courant.
Il reste longtemps songeur, a besoin de reprendre ses esprits… Certes, rien n'est achevé : sa construction personnelle ne fait que commencer. Sa lucidité lui parle déjà d'autres combats à mener. Le point final n'est qu'un objectif lointain. Cependant, il peut s'appuyer sur des bases solides, il se sent armé pour regarder vers l'avenir. Il vient de franchir une étape importante qui l'a amené vers la connaissance de soi, il a dépassé des blocages, des peurs. Sa démarche a mis de la distance avec les tourments qu'il n'a pas encore résolus, mais pour lesquels il est persuadé, qu'en temps voulu, il saura trouver les ressources pour les juguler.
Alors, il se lève, emmène son chien en balade pour une longue marche. Il respirera à pleins poumons. Avide de cette nouvelle vie, l'air frais et ensoleillé chassera de lui les dernières eaux troubles, nettoiera les dernières zones d'ombre, comblera enfin ces sillons qui étaient devenus sa prison.
Ouf. J'ai dévoré ton texte avec l'impression de ressentir tout ce que tu décris. C'est puissant, vraiment. Et cette porte de sortie à la fin, positive et lumineuse... ça fait du bien. Bravo.
· Il y a environ 8 ans ·Tête De Plume
J'essaie toujours d'ouvrir mes textes sur une note positive, même si dans mon esprit, elle est absente. Mais je ne veux pas "offrir" aux lecteurs de manière systématique ou presque, les états d'âme négatifs ou angoissés qui m'habitent. Merci pour ce que tu me dis, cela m'encourage énormément.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Je vois bien ce que tu veux dire concernant l'ouverture de fin. Ceci dit les états d'âme négatifs ou angoissés font aussi partie de nous. En tout cas, bravo :)
· Il y a environ 8 ans ·Tête De Plume
Merci, cela prouve ton ouverture d'esprit.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Immensément, profondément touché. Lu, relu, et je n'ai pas fini... Quel texte... Quelle merveille, Quel magnifique exercice d'empathie (si je ne me trompe pas). J'ai laissé les frissons me parcourir, les petites larmes venir,aussi. C'est si puissant, les mots... Et que le texte se termine sur une issue positive, fait entrevoir que la solution existe. Pour moi c'est le texte du siècle. Je n'ai pas fini de le lire, de le relire. Immense merci à toi pour ton écriture, je ne sais plus où me mettre, aucun commentaire que je pourrais écrire sur ce texte ne saurait être suffisant. Merci pour ta clairvoyance, ton intelligence émotionnelle hors norme. Bravo :)
· Il y a environ 8 ans ·torpeur
Très sincèrement, j'ai pensé à toi en l'écrivant. J'ai espéré te toucher et c'est toi, contre toute attente, qui me touche beaucoup par tes remarques. Je te remercie infiniment et du fond du cœur... Merci... C'est un mot trop court pour dire ce que je ressens...
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Merci, c'est très gentil :) tout ces compliments !
· Il y a environ 8 ans ·oui, ça me touche énormément, je sais plus où me mettre !peut être que j'arrive à exprimer ce que beaucoup ressentent (envie d'ailleurs, lassitude) et que ça trouve un écho chez le lecteur, dans son for intérieur
personne n'avait jamais écrit un texte sur moi
torpeur
Le seul endroit où tu puisses te mettre est devant un miroir et te dire : C'est moi et je m'aime. Ce n'est pas de l'égoïsme, ni de l'égocentrisme, c'est juste s'accorder la part d'amour nécessaire, carburant de la vie. Ne te sens pas gêné par ce que je te dis. Prends, prends...Tu ne me dois rien, je ne te demande rien en échange. Alors, prends le pour toi et regarde la belle personne que tu es.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
L'histoire d'une métamorphose très bien racontée avec de belles allitérations. Un grand bravo tant pour le style que pour le fond !
· Il y a environ 8 ans ·Sébastien Bouffault
Merci beaucoup pour ton commentaire. Merci...
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
J'aime beaucoup, ton histoire, ta plume, et cdc pour la partie sur le corps et son dernier mot :)
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Merci beaucoup... Le corps a toujours raison, on ne l'écoute pas suffisamment alors qu'il a tant de messages à nous délivrer...
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
C'est mon métier, alors je suis bien d'accord ! :)
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Quel est donc ton métier ?
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Diététicienne. Je dépense une énergie folle à faire comprendre à mes patients qu'ils travaillent avec leur corps, pas contre lui.
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Et le discours de notre société n'est pas fait pour t'aider. Ceux qui pratiquent du sport le font bien souvent sans se soucier de ce qu'en pense leur corps. Ils font du sport parce que c'est une des recommandations du corps médical, des lobbies commerciaux d'articles de sports, etc. Les gens n'ont pas conscience de leur corps, même s'ils sont sportifs. C'est la course folle au jeunisme, à la performance. Et le pire est qu'on entraîne les enfants dans cette démarche. Quel enfant n'a pas une activité sportive, voire deux, dans la semaine (hors temps scolaire) ? Quel enfant n'a pas un emploi du temps chargé comme celui d'un adulte ?
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Les miens ! ! Il faudrait sûrement qu'ils fassent un sport, mais j'en ai marre qu'on cavale tous et qu'on suive les "il faut ". Alors cette année, j'ai validé leur choix de ne rien faire ; )))
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Je valide ton choix ! Enfin une maman qui laisse ses enfants grandir avec leur statut d'enfant et non pas avec un statut d'adulte anticipé ! Pourquoi dis-tu "Il faudrait" ? Ils ont choisi, tu es d'accord, cela se passe entre eux et toi et à partir du moment où vous trouvez un équilibre, cela ne regarde personne. On ne va tout de même pas t'envoyer la Ddass sous prétexte que tes enfants ne sont pas inscrits quelque part :) Les "Il faut" émanent de gens qui se rallient à la mode du moment parce que justement, ils n'ont plus le temps de s'arrêter pour réfléchir. Ils optent donc pour la recommandation du moment, pensant que la majorité a toujours raison.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Je suis très à l'aise avec notre choix, notre année est assez compliquée, ça fait du bien de se poser. Je dis "il faudrait " parce que peut être que le sport leur permettrait d'être un peu plus zen. mais comme cela nous rajouterait aussi du stress, ça reviendrait à un bilan zéro ! :) donc aucun regret, sérénité et cocooning en perspective, en toute bonne conscience. . . qu'est ce que ça fait du bien ! !!
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Voilà, tu as bien tout résumé :)
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Les mots qu'ils soient lus ou écrits nous aident parfois à surmonter l'aberration de la vie.
· Il y a environ 8 ans ·Louve
Oui, absolument. Merci pour ta notation... J'aime beaucoup tes commentaires très avisés sur la vie.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Yes !!
· Il y a environ 8 ans ·Patrick Gonzalez
Thank you very muchhh !
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
Merci aussi, M. le Professeur, pour ta notation.
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
surtout pas prof,, ;-) je suis bien trop mauvais pédagogue !
· Il y a environ 8 ans ·Patrick Gonzalez
Pas convaincue que ce soit dans tous les domaines. :)
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou
;-))) si si ,,,
· Il y a environ 8 ans ·Patrick Gonzalez
:) :)
· Il y a environ 8 ans ·Sy Lou