La roulette russe

chevalduvent

Trois secondes pour paralyser la proie. Le reste n’est qu’amusement.
Elle s’installa près du feu, une habitude. Les flammes, hystériques, évoquaient le jour et faisaient convulser les ombres sur le mur. Elle s’occupa en observant les reflets sur les fenêtres voilées par l’opacité de la nuit, transformées en écrans de télévision. Puis elle les bouda pour le localiser. Il la remarqua. Indolente, elle souffla pour écarter une mèche de cheveux, dévoilant un regard perçant, intrusif. Un sourire en coin brisa la symétrie de son visage. Las d’agoniser, il s’approcha pour qu’elle l’achève. Elle glissa quelques mots au creux de sa perversion. Il était fait. Elle ferait ainsi partie des élus un soir de plus, sans nul doute.
Ce n’était pas ce qui la définissait. Daria nourrissait une passion décalée : collectionner les mégots. Parfois, elle les ramassait. Aucun n’échappait au rituel des lèvres, qu’elle enduisait de rouge avant de les déposer sur ces filtres déchus, comme pour les marquer. Aussi prenait-elle plaisir à effleurer les mains de passants, lorsque la proximité des rues bondées le lui permettait. Délectable. Elle aspirait ainsi à recevoir ces petites décharges, gonflées d’électricité statique, qui lui piquaient le bout des doigts. Inavouable.

Le temps encensait la fuite et Daria commença à douter de l’efficacité de ses courbes ; il chatouillait des yeux le museau de la nouvelle. Elle sentit s’ouvrir les pores de sa peau. Ses joues se colorèrent de pulsions criminelles. Sans sourcilier, elle attrapa l’ustensile de cheminée en fer forgé et lui fracassa la tête, répétant son geste en rythme. Elle pensa du moins qu’elle l’aurait fait, si elle n’avait pas eu les pieds coulés dans un béton fictif, figés par la bienséance. Près de l’entrée, les chuchotements de quelques candidats réunis en cercle donnaient à l’assemblée des allures de conventicule. Que manigançaient-ils ? Elle n’était pas la seule à comploter. D’autres aspirants, possédés par le butin, faisaient les yeux doux de l’enfant qui convoite, jouaient la carte de la pitié ou s’en remettaient à la chance. Le grand maigre aux cheveux longs, couché en fœtus à l’angle droit du mur du fond. L’adolescente dont la mâchoire balançait nerveusement de gauche à droite. La vieille sans dents qui faisait les cents pas et exhalait un parfum suret. Tous se seraient défaits d’une âme pour être sélectionnés.

Un silence de plomb précéda l’annonce du tirage au sort. Daria trompa la norme en se triturant les mains, nerveuse. Cigarette au bec, il balbutia un « numéro 8 » à peine audible. Le grand maigre fit un bond et rejoignit les lieux, satisfait d’être le premier choisi. La vieille dame, lumineuse, lui tapota l’épaule. Surpris, suffisants, corrompus passèrent ensuite devant elle et l’adolescente. Daria aussi resta sur le carreau. Le sort désigna la nouvelle pour occuper la dernière place. Elle gloussa.

La proie surprit le chasseur.

Pas de scène, c’était la règle. Sinon, pas la peine de revenir demain. Il pria Daria et les autres de sortir et propulsa le reste de sa clope à l’extérieur avant de boucler les lieux.Elle voulait le crever mais n’en montrait rien, sortit et ramassa le mégot. Elle le pinça violemment de tout son rouge et l’emprisonna sans distinction avec les autres dans une boîte à biscuits.
Après tout, la passion dépassait sa condition de sans-abri. 
Etre sans-abri, ce n’était pas ce qui la définissait.

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