La route

Stéphane Monnet

Nouvelle écrite pour le concours "SHAKESPEARE ET LA JALOUSIE". Librement inspirée de l'histoire de Lisa Nowak.

Il y avait cette route : grise, sous le ciel bleu, qui commençait à lui piquer les yeux. Elle ne comptait plus les kilomètres. Elle avait rejoint l'interstate 10 à Lake City et filé plein ouest. Tallahassee, Pensacola et l'interminable pont sur pilotis de Mobile Bay. Elle avait cru qu'elle n'arriverait jamais à New Orleans. Les dégâts de l'ouragan Katrina marquaient cruellement les paysages. Elle n'en avait cure, surveillant sa vitesse, ressassant sans répit les mêmes pensées qui ne voulaient plus rien dire à force d'avoir été tordues dans tous les sens, essayant de ne pas oublier complètement la route. La route était la seule chose qui la retenait.

Sept mois plus tôt, elle flottait dans l'espace, reliée à la station spatiale internationale par une infime attache. La terre, frêle boule bleue, apparaissait par intermittence dans son champ de vision. Par temps dégagé, elle identifiait des continents, des pays, une chaîne de montagnes, une ville. Cette route qui lui brisait maintenant les yeux, sans doute l'avait-elle survolée. Qui aurait pu prédire la suite ? À quel moment avait-elle perdu pied ? La mission STS-121 avait été un succès. Son retour sur terre, après 306 heures, 37 minutes et 54 secondes dans l'espace, sans histoire. Sur les clichés réalisés à sa descente de la navette Discovery, elle rayonnait dans la combinaison orange vif des astronautes de la NASA.

Certains diront que le poison n'était pas encore dans ses veines. Les spécialistes ne seront jamais d'accord sur la question. La jalousie est un mal insidieux. Les premiers symptômes ne se manifestent que lorsqu'elle est déjà bien installée. Elle peut coloniser un corps à la vitesse de la lumière ou s'y endormir pendant des mois pour sourdre brutalement par tous les pores. Cette femme qui roulait sur l'interstate 10, hautement diplômée, pilote de la Navy, dont les instructeurs et les supérieurs avaient souligné le sang-froid aux commandes d'avions de chasse, recrutée par la NASA, astronaute, voyageuse de l'espace, n'avait pas lâché le volant depuis 1300 kilomètres, avait enfilé des couches pour adultes afin de ne pas avoir à s'arrêter, n'ayant plus que cette route en ligne de mire. Se souvenait-elle seulement être partie d'Orlando (Floride) ? Se revoyait-elle chargeant dans un grand sac de voyage des gants en latex, une perruque qui la ferait passer pour brune, un pistolet à air comprimé, des munitions, une bombe aérosol au poivre, une cagoule, un lourd marteau, des sacs poubelle, un couteau de 20 cm, son ordinateur portable et une liasse de billets représentant la somme de 585 $ ? La jalousie avait amalgamé ses neurones en une seule masse douloureuse et compacte qui refusait tout raisonnement : restait sa destination.

Qu'elle fût astronaute, héros de la nation, mariée, mère de trois enfants, elle-même adultère n'entrait pas en ligne de compte. Son amant ne prenait plus ses appels, ignorait ses textos. Il lui avait préféré celle qui allait se poser dans moins de trois heures à l'aéroport intercontinental George Bush de Houston (Texas). Elle faisait cet interminable voyage pour la repérer dans le hall de réception des bagages et la suivre sur le parking. Mais l'autre serait déjà enfermée dans sa voiture quand elle toquerait sur la vitre. Elle aurait beau pleurer, implorer et mentir, la vitre ne descendrait que de quelques centimètres : impossible d'orienter correctement le jet de la bombe au poivre et de ne pas laisser échapper sa proie. Appréhendée, son histoire, et l'anecdote des couches en particulier, feraient le tour des shows télévisés. Son mari demanderait le divorce, l'obtiendrait. La NASA la mettrait sur la touche. La Navy attendrait le résultat de son procès avant de lui donner son congé. Pour l'heure, il lui restait encore une poignée de kilomètres. Il y avait cette route, grise sous le ciel bleu, qui la rapprochait de son enfer.

 

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