La soif

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  La soif

Je marchais avenue de l’Opéra sous une chaleur accablante, alors même que le soleil avait disparu derrière un épais manteau d’étoiles. Cette promenade nocturne m’inondait d’une joie folle ; quelques heures auparavant, j’avais supplié mon père de me laisser sortir, creusant jusqu’au plus profond de sa conscience pour y trouver une once de bonté.

J’étais gourmand, friand, fou de ces beaux jours. Mes poumons s’engorgeaient de cet air âpre et lourd, rempli de mille particules souillées, du parfum des peaux suintantes, de la pollution des voitures. J’étais heureux, libre, et je me laissais porter sans plus réfléchir par une foule de noctambules.

Au croisement avec la rue de la Paix, un indigent en haillons m’interpella. Sa peau hideuse, asséchée et parsemée de rides me fit horreur. À le sentir de plus près j’en aurais vomi de la bile. Tout en lui respirait le déclin. Il puait la mort. Il lui ressemblait. Il était la mort. Personne ne pouvait me tromper là-dessus.

J’entendais ses grognements inaudibles, ses mots mis en pièces, écorchés et pleins de salive. Je les sentais chargés de mauvais alcool et de tabac froid. Il me crachait au visage des phrases détruites, bourrées d’amertume, de noirceur et de tristesse. Il parlait comme on meurt. Je fus pris d’un tel dégoût, d’une si forte nausée que toute ma bonne humeur me quitta en un instant. Ce diable venait d’emporter sous son aile mon allégresse, ma joie de vivre, ouvrant une fenêtre sur mes sombres pensées.

Je m’éloignai sans plus tarder de cet affreux personnage - craignant que la laideur de son âme ne me gangrène à mon tour - pour le laisser à sa misère et à son chagrin. Personne, et certainement pas ce vilain, n’aurait pu me priver de cette liberté, dont je jouissais sans retenue.

Je continuai ma balade au cœur de cette nuit sans lune. Au loin, le ciel grondait de sa voix de ténor. Les terrasses des cafés étaient pleines à craquer. Les gens se noyaient dans l’alcool, causaient, riaient. Les bières et la gnôle trônaient fièrement sur toutes les tables. J’avais chaud et terriblement soif, mais je ne fis rien, me rappelant les supplications de mon père. Néanmoins, je sentais ma gorge brûler comme si Satan en personne y avait allumé un brasier. Ma langue gonflait, telle une baudruche. Des gouttes ruisselaient lentement sur mon front. Quant à ma bouche, elle était devenue un gouffre si aride qu’elle ne produisait plus d’écume. J’étais en train de moisir dans ce fourneau parisien et j’avais cette impression sordide que tout mon corps, de mes veines aux entrailles, se consumait de façon irréversible. Dans une ultime vision d’horreur j’imaginais les vieilles charognes attablées autour de ma dépouille.

Pour me divertir, je pensais à autre chose, je regardais les gens. Les femmes avaient les bras et les jambes nus. Les hommes laissaient ouverts sans décence les boutons de leur chemise. Mes yeux étaient rivés sur leurs peaux. Il y avait celles qui étaient naturellement pâles et celles grossièrement peinturlurées de maquillage. Il y avait les peaux froissées par les années, les peaux flétries par le soleil, les peaux sales, les peaux douces et roses comme celle d’un nourrisson. Les vieilles portaient des peaux molles, dégoulinantes, pourries et ternes comme le bois sec. Les jeunes arboraient une peau fraiche, lisse, satinée et encore vierge des intrusions du temps. Seuls l’état de la peau, sa composition, son grain, son odeur, me permettaient de connaître avec précision l’âge de quelqu’un. Je les regardais toutes mises à nu, une à une. Certaines me dégoûtaient ou me révoltaient, d’autres me faisaient envie.

Je me laissai doucement envahir par ce désir épidermique. Mon père m’avait pourtant mis en garde : « il fait chaud, mon fils ; une chaleur à faire tourner les têtes. Ce n’est pas prudent de sortir ». J’avais tant et si bien insisté, le rassurant de mille façons, qu’il avait cédé au bout d’une heure. Je devais être rentré à minuit.

Mais j’avais de plus en plus soif. Je me sentais de plus en plus nerveux et irascible. Je m’installai à la table d’un café et commandai pour me donner bonne figure une des ces liqueurs infectes qui ne pourrait jamais étancher ma soif. Quelques instants plus tard, une fille, ni laide ni jolie, prit place à mes cotés. Avec cette insolence caractéristique de la nouvelle génération, elle s’évertua à me raconter sa vie. C’était une étrangère venue étudier les beaux-arts à Paris, qui était également peintre à ses heures. J’avais une fascination toute particulière pour ces envouteuses de pinceaux et pour leurs corps aux effluves d’huile de lin, de vernis et d’essence de térébenthine. Celle-ci ne sentait rien, si ce n’est une vague odeur de transpiration. Mais elle me suffisait. J’étais, selon elle, beau garçon, bien qu’un peu maigre et « pâlichon ».

Mon regard transperça sa chair. Elle était si facile et déjà toute prête à s’offrir à moi. De ma main droite je lui libérai la nuque d’une de ses mèches de cheveux, puis je passai ma langue qui avait l’aspect d’un vieux lambeau de cuir sur mes dents. Mon père m’avait prévenu. Oui, il m’avait alerté. Il serait fou de colère. Mais je n’allais pas l’écouter.

J’ouvris ma gueule en grand, plein de désir et de rage, et me plongeai avec délice dans le creux de son cou. Quel savoureux bonheur ! Quel soulagement d’avoir enfin pu irriguer mes viscères avec ce produit jeune et frais. La fille tomba terrassée, le visage aussi glacé et livide que du marbre de Luni. Elle n’allait pas tarder à Nous rejoindre.

J’écoutai avec fierté les hurlements pétris de terreur de mon voisinage.

Je levai les yeux vers d’autres proies et souris, le sang chaud de ma victime au coin des lèvres. Ça ne faisait que commencer.

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