La solitude du scanneur de fonds

vincb

"C'est inlassablement reproduire les même gestes immuables et ce plus de mille fois par jour. D'abord lever la vitre suffisamment haut, mais pas trop, juste assez pour pouvoir tourner la page. Ensuite tourner la page, baisser la vitre, et appuyer sur la pédale. Alors la machine se met en branle et les faisceaux lumineux, une lampe de chaque côté, sortes de néons pivotants éclairent l'endroit où l'objectif de la caméra photographie le papier.
De temps à autre, toutes les dix feuilles environ, il faut régler les balanciers par un mécanisme de compensation sur lequel repose le livre. L'ouvrage doit être toujours à plat, et pour ce faire, il faut jouer avec les deux plateaux. Le plateau gauche est en haut lorsqu'on on commence le livre, au fur et à mesure que l'on numérise, il faut le descendre en appuyant sur un bouton qui fait monter celui de droite.
Au milieu du volume, les deux plateaux sont à la même hauteur, sauf qu'il se sont écartés à cause de la reliure. A la fin du livre, le plateau de droite est en haut. Celui de gauche inévitablement en bas. On n'y peut rien, c'est la physique qui veut ça.
Tout le long de la numérisation, il faut veiller à ce que la vitre soit perpendiculaire, son inclinaison doit être proche de zéro, pour ce faire, on utilise un niveau. Il faut faire attention aussi à ce que le papier soit toujours contre la vitre, sinon cela crée un vide qui comme un prisme déformant gâche la netteté de l'image. En plus, un livre lorsqu'il s'ouvre n'est jamais vraiment plat. Selon que l'on soit au début ou à la fin, selon que l'on plaque la feuille de gauche ou celle de droite contre la vitre, on remarque que le déportement des plateaux ne suffit pas et qu'un côté est systématiquement plus bas que l'autre. Il faut alors compenser le décalage avec des cales en mousse pour réduire ce vide qui gâche la netteté de l'image.
A cause de la reliure aussi, on remarque que les pages sont bombées au centre et que cela crée une ombre qui parfois vient mordre le texte lorsque les marges sont étroites. Ça aussi il faut l'éviter pendant huit heures par jour. On y peut rien, c'est la physique et le progrès qui veulent ça.
Il y a les bruits aussi. Des bruits discrets mais répétitifs et qui s'additionnent. La pédale d'abord, comme celle d'une machine à coudre, qui lorsqu'elle s'écrase enclenche un interrupteur dans un claquement sec. Il y a alors un bref silence, le temps que le scanner synchronise les opérations. Puis on entend le bruit des lampes qui chauffent, auquel s'ajoute celui qu'elles font lorsqu'elles pivotent sur leur axe. La caméra qui suit la lumière sur des rails a aussi son petit bruit. La mienne un peu grippée couine légèrement, un grincement aigu qui prédomine dans le bruit sourd des crémaillères et des résistances sous tension.
En fin de course, encore un nouveau claquement bref, puis le même bruissement qu'à l'aller, mais en accéléré, c'est celui des mécanismes qui reviennent en position initiale.
Et je recommence un cycle, le bruit des vérins qui accompagnent la vitre, celui de la page qui se tourne, celui des vérins lorsque je baisse la vitre, parfois celui des moteurs électriques vibrants lorsque je règle la hauteur des balanciers pour ajuster l'inclinaison, puis à nouveau le claquement de la pédale et ainsi de suite... tous les jours ouvrés à chaque nouveau cycle se joue la symphonie immuable de la physique, de la technique et du progrès.
Pendant que les engrenages se remettent en place, je tourne la tête vers l'écran. Je vérifie que la photo a bien été prise, que le livre était bien calé, que la photo est droite, correctement centrée, que l'ombre du milieu ne mange pas le texte. Parfois je zoome pour vérifier la netteté et dans tous les cas, si quelque chose ne va pas, je règle la hauteur, la profondeur du champ, ou l'inclinaison de la vitre, plus rarement le contraste et la luminosité parce que ces dernières, je les ai réglées à la première page du livre qui garde généralement la même couleur d'encre et de papier. 
Souvent aussi d'une pichenette du doigt, j'ajuste la position du livre sur le plan pour que le texte soit parallèle au laser rouge qui sert à me repérer et je rescanne l'image avant de passer à la suivante. Et ainsi de suite à longueur de journées, de semaines, des mois entiers de parfaite synchronisation, de stéréotypie comportementale, les même gestes invariablement répétés.
Là, quand je te raconte une séquence, ça paraît long, ça tire en longueur, mais en vrai c'est de la longueur qui va vite. Par exemple en même temps que je tourne la tête vers l'écran, je lève la vitre parce que c'est en cumulant les actions que je peux gagner en productivité. Pour tourner la page aussi j'ai un truc, tout en contrôlant à l'écran, je frotte la feuille entre deux doigts en la soulevant pour ne pas tourner deux pages à la fois. En quittant la photo des yeux, je baisse la vitre tout en appuyant sur la pédale, et c'est seulement pendant que l'optique de la caméra glisse sur le papier que je regarde la séquence, le numéro incrémental, pour voir si je n'ai bien tourné qu'une seule page. Quasiment tout le temps ça marche, sauf quelque fois, mais globalement mon corps connait tellement bien ces gestes par cœur que je n'aurais même pas besoin d'être là. Tu comprends ce que j'essaie de te dire ?

- Que tu devrais être content, puisque bosser dans la chaine du livre c'est ce que tu voulais ?

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