"Femme se coiffant" - Madame, comme vous êtes belle
luz-and-melancholy
Madame songeait ce matin-là à des temps reculés, observant à travers la fenêtre ouverte l'éclosion lente du printemps, tout enrobé d'une lumière encore frêle et vacillante. Sensuelle, Madame s'extrait des draps en satin vert, avec toute l'élégance et la souplesse d'un chat espiègle. À pas feutrés et à demi nue, elle offre son regard à l'ondée lumineuse qui traverse la pièce et l'emplit de couleurs chatoyantes, transformant l'orange terni par l'hiver en une terre de feu venue de pays dont Madame ne soupçonne ni l'existence ni l'étendue. L'orange est ça et là rallumé par des taches vert olive ramenées du fond de la péninsule italienne, et venues se poser sur les meubles simples et bourgeois de cet intérieur coquet.
Lascivement, Madame enfile sa robe quotidienne au milieu du fatras de vêtements et d'étoffes de la veille. Les tons roses du vêtement se fondent avec sa peau, si bien que sa poitrine semble à peine couverte d'un voile transparent et ondulant, qui s'abandonne délicatement sur sa peau diaphane. Fidèles à leur rituel, les longues mains fines de Madame saisissent le peigne en écaille posé sur sa coiffeuse, puis, habilement, elles caressent l'épaisse chevelure noire qui, dans son insolente incandescence, fait miroiter le soleil en reflets oblongs. Le geste de Madame est précis, elle enfile quelques barrettes sur lesquelles elle fait tenir son chignon asymétrique, dont la rondeur imprécise relève la candeur de ce visage jeune et de ces yeux mélancoliques.
En tournant le dos à sa fenêtre, Madame aperçoit son panier débordant de rubans et de chutes. Il y en a des rouge carmin, des verts à la menthe, des bleu nuage et même des blanc coton. Alors, Madame pense que tout y est, et un sourire placide pare son visage ravi : du rouge pour la passion, du vert pour l'espérance, du bleu pour la douceur et un peu de blanc pour encore rêver, se dit-elle. Sur son fauteuil, la robe de la veille, défaite et froissée, reflète l'imprévoyance que Madame sera bientôt contrainte de corriger.
Car la veille, le succès avait été entier. Avec pour seul bijou le compromis qu'elle avait scellé, elle était apparue à tous dans la nitescence et la splendeur les plus spectaculaires que lui conférait son jeune âge. Son élégance maladroite enveloppait les regards des convives d'une surprise et d'un enchantement à peine dissimulables, poussés à leur culminance dans le regard de celui qui décuplait tout son émoi.
"Mademoiselle, puisque vous êtes si belle, dansons", lui avait-il dit.
Comme lorsqu'ils étaient enfants, il était venu la trouver, près du balcon en marbre, au-dessus duquel se penchait sa silhouette allongée et gracile. En se retournant, Madame sourit, baissant furtivement les yeux, les joues roses, et la moue gênée. Son paletot en hermine habillait tout juste la soie de son regard mutin, et son visage de poupée, surmonté de ses cheveux ébène et sauvages fut pour Léandre la plus jolie vision jamais espérée.
Toute la bonne société, ivre et joyeuse, s'entretenait dans le brouhaha des verres clinquants et des dorures qui garnissaient ce début de siècle. 1900. La Belle Époque coulait des jours heureux, ignorant tout d'un avenir possiblement désabusé, et noyant dans le vin toute l'opulence de ses excès. Tout n'était que feu et insouciance dans ces coeurs en fête. L'esprit éperdu, les mains gantées et l'air frivole, les femmes dansaient et se prenaient même à inviter les hommes, jeunes ou vieux, en jouant de leur éventail. À l'heure où les convenances agonisaient, renaissaient les plaisirs du marivaudage, insoupçonnés, délicieux, exquis d'une nouvelle liberté conquise, mais tellement illusoire.
Toutes réjouissances assouvies, quand la fête s'achevait et qu'un à un les convives filaient à leur sommeil, Madame se décidait à rentrer, au bras de son père, alors que l'aube pointait déjà, peignant le ciel de filaments dorés et éclatants comme son rire. Car ton rire, Madame, est gai comme celui d'un enfant.
Ce matin-là donc, Madame n'a pas beaucoup dormi. De l'aube au réveil, trois heures seulement s'étaient écoulées. Devant sa coiffeuse, rêveuse, elle ferme les yeux doucement, puis, abaissant son regard, elle contemple, posé sur son annulaire gauche, l'anneau serti de cette pierre si parfaitement taillée et transparente, que le soleil traverse comme un prisme radial, brisant la lumière en mille scintillements.
En se tournant vers l'autre côté de la pièce, Madame voit le panier à rubans renversé. Elle se baisse docilement pour les ramasser. Le ruban rouge, placé comme une évidence au dessus des autres, signe la fin et le début d'un nouvel âge. Elle le saisit presque avec tendresse, et, en le pliant, elle fait glisser entre ses doigts les deux pans du tissu l'un contre l'autre, comme pour mieux sentir la douceur tiède du satin. Alors, elle pense qu'elle pourrait bien en faire une jolie fleur afin de parer ses cheveux pour sa nuit de noces. Car c'était ainsi que Léandre l'adorait ; dans sa plus discrète et rayonnante simplicité.
Madame ; madame ; madame. Non, vous n'êtes plus Mademoiselle.
Élégamment écrit, c'est une prose fluide, garnie et feutrée qui nous est offerte ici. Il serait futilement vipérin de parler de ce texte autrement que pour ses qualités.
· Il y a presque 11 ans ·Je vous remercie pour votre lecture mais aussi pour votre partage.
Marc E.
Rien à redire ! J'aime beaucoup, et quel éventail de mots... :) Chapeau tout rond !
· Il y a presque 11 ans ·mark-olantern
J'aime, c'est plein de jolis mots! Amitié
· Il y a presque 11 ans ·vividecateri
j'aime beaucoup l'ambiance que tu crées... on aimerait toucher du doigt ces étoffes... et cette Madame :-)
· Il y a presque 11 ans ·Marc Menu
Merci pour ces impression touchantes, Marc, contente que l'effet des matières évoquées soit apparemment réussi. Au plaisir de vous lire.
· Il y a presque 11 ans ·luz-and-melancholy
le tutoiement a été jugé intempestif, dirait-on... je ne le ferai plus, M'dame :-)
· Il y a presque 11 ans ·Marc Menu
Une belle écriture, empreinte de douceur, atmosphère très agréable. Bravo !
· Il y a presque 11 ans ·Anne S. Giddey
Merci pour la lecture et pour ce gentil commentaire Anne !
· Il y a presque 11 ans ·luz-and-melancholy
c'est très jolie, très fouillée, avec en plus tout un contexte social que tu reconstitues comme dans un film. Je ne peux que te dire BRAVO, et un grand merci pour cette écriture si fluide, avec une pointe de sensualité restée en attente. Comme une femme corsetée dans une innocence qui voudrait bien la quitter.
· Il y a presque 11 ans ·elisabetha
Merci Elisabetha, au plaisir de te lire :)
· Il y a presque 11 ans ·luz-and-melancholy