La tache jaune
enzogrimaldi7
Un soldat en treillis, hélitreuillé, atterri sur un sol gelé près d'une mansarde. A l'intérieur, recroquevillée contre sa chèvre, la dernière résistante grelotte. En un œil clin d'œil et malgré son grand âge elle est enlevée manu militari. Elle savait qu'un jour ils viendraient et lorsqu'elle entendit les hélices elle n'eut d'autre réflexe que de s'agripper à celle qui partageait sa vie et qui lui offrait de quoi survivre l'hiver, un lait qui devenait caillé, yaourt ou fromage en un tour de main.
Dès que le soleil fut fugitivement caché par l'hélicoptère de l'armée, on sut que la liberté prit fin dans le monde. La statue à New York n'existait plus. Seule la bergère du Mont Ventoux incarnait, comme un mythe, ce rêve impossible depuis son sommet. Ses comparses avaient tous fui la réalité pour rejoindre les cités. En haut lieu, on savait qu'elle était la dernière. Dédaigneux, ils s'étaient dit qu'un jour ou l'autre elle finirait bien par capituler.
C'était mal connaître cette solitaire du nom d'Albertine qu'aurait pu décrire Marie Mauron comme une femme à la fois tendre et robuste, sage et rugueuse, romantique et pragmatique. 20 ans durant elle avait tenu tête à l'appel du conformisme, au froid des hivers à 2000 mètres d'altitude et aux canicules impitoyables. Deux chèvres, deux poules et deux cochons ainsi qu'un potager bio avant l'heure lui avait permis, tel un pied de nez, de mener seule sa résistance.
Sa cabane était munie d'un poêle à bois et quelques livres ornaient trois étagères. Avant l'exode, il lui arrivait encore de gagner la ville et d'échanger des bouquins avec un libraire d'Arles, qui, en d'autres temps, ne lui aurait pas déplu. Hélas, juste après l'épidémie de grippe asiatique de 1957, le gouvernement avait pris des mesures drastiques: contrôle total de la population avec regroupement des survivants et quota de naissances. La cité était devenue comme une prison.
Quand en ville, on évoquait Albertine, outre sa singulière opiniâtreté, on disait, comme une légende, que née en 1880, elle avait côtoyé Van Gogh. Et certains pensaient qu'elle connaissait peut-être la clef de l'énigme évoquée par le peintre. Un jour, dans un accès de folie, il avait prédit l'épidémie et la raison à tout cela résidait en une mystérieuse tache jaune, couleur que l'artiste affectionnait. D'ailleurs on la retrouvait dans bons nombres de ses toiles dont les tournesols, les astres et les éclairages urbains.
Dans son égarement, dit-on, Van Gogh avait aussi invoqué Nimrod ce personnage décrit dans la Genèse comme étant le premier roi après le Déluge. Certains le considèrent comme un dissident de Dieu, une sorte de rebelle à l'ordre établi qui a poussé les hommes à croire en eux-mêmes plus qu'en Dieu, un libéraliste donc. Tandis que pour d'autres il est ce chasseur héroïque devant l'Eternel : mi ange, mi démon.
Quoiqu'il en soit l'inventeur de la Tour de Babel transforma l'Etat en tyrannie, et devint ainsi le précurseur de l'esclavage. Il symbolise l'humain dans toute sa vaine arrogance et l'avènement des édifices vertigineusement inutiles. Fâcheusement, il eut une triste fin: il mourut de l'intrusion d'un moustique dans son nez, lequel, à la façon d'un virus, l'emporta.
Après maints examens médicaux pour essayer de découvrir comment une femme avait pu résister seule dans de telles conditions jusqu'à l'âge de 97 ans, les responsables de la culture confisquée convoquèrent Albertine au sujet de l'affaire de la tache jaune. Un impressionnant parterre de journalistes et spécialistes de Van Gogh étaient réunis pour cribler de questions la presque centenaire sans se soucier de savoir si cela pouvait la tuer.
C'est alors que quelqu'un surgit, cahin-caha, de derrière les rideaux safran de la scène. Elle se hissa à la hauteur d'Albertine et pointant sa canne vers les paparazzi médusés elle dit : « ce que vous faites subir à mon amie est d'un ridicule achevé. J'ai, moi aussi, connu Van Gogh. Je m'appelle Jeanne C . Maintenant l'interrogatoire peut commencer. »
Les yeux d'Albertine étaient mouillés. Elle ne s'attendait pas à un tel coup de théâtre. A elles deux elles cumulaient 199 ans. A cet âge, on n'a plus rien à perdre, on allait voir ce qu'on allait voir. Après quelques remous dans la salle les journalistes se mirent enfin d'accord pour poser la question qui tue aux deux femmes : ''Van Gogh avait prédit la pandémie de 1957 et si tout cela était arrivé ce fut à cause d'une mystérieuse tache jaune dont il parle dans ses lettres à Théo mais nous n'en comprenons pas le sens. »
Albertine les regarda avec toute la bonté du monde et leur dit '' mes enfants, c'est juste pour cela que vous m'avez hélitreuillée? Puis elle ferma les yeux comme pour se remémorer le peintre et après un silence de cathédrale qui parut durer une éternité elle dit '' j'avais dix ans lorsque Van Gogh me montra l'un de ses tableaux qu'il avait à peine ébauché et sur lequel figurait une tache jaune. ''
Elle prit une gorgée d'eau et poursuivit « Vincent me demanda que vois-tu là? alors je lui dis, ''une sorte de tache jaune''. Réalisant que j'étais désarmée, il fit : ''Tu sais, Albertine, en ce bas monde, la plupart des gens distingue, dans ce dessin, une simple tache jaune et un très petit nombre, un soleil ou sa lumière. Dans la vie tout tient à cela et je crains pour ce peuple, d'ici 50 ans, les pires moments car hélas rien, ni personne, ne leur enseigne de voir la vie en couleurs''.
« Van Gogh n'a jamais prédit d'épidémie, juste le fait que les hommes courraient à leur perte s'ils continuaient d'avancer les yeux fermés. Regardez, aujourd'hui, c'est une vieille dame recluse qui parle aux experts et leur explique une métaphore à la portée des enfants. L'essentiel est perdu. Voilà ce que Van Gogh voulait dire."
Il se fit un murmure dans la salle. Jeanne C était hilare car elle avait saisi la portée du message bien avant tous et regardait le parterre de spécialistes d'un œil goguenard. Alors, les deux dames, se tenant l'une à l'autre, se retirèrent d'un pas qui sembla gracile tant leur sagesse les portait. L'assemblée quitta les lieux non sans crier au complot mais la leçon avait été apprise : ils retournèrent jouer aux billes.
2020
Illustration: Café de Nuit, Van Gogh
Musique: Nimrod, Elgar
https://m.youtube.com/watch?v=NhnMd1Jl7SA&t=12s
Nimrod, la variation n° 9, quelle merveille !
· Il y a plus de 4 ans ·Et "Café de nuit", l'une des trois toiles de V. van Gogh que je prendrais avec moi sur une île déserte :)
Mario Pippo
Oui ce morceau est d'anthologie. Mais je préfère Purcell à Elgar, la musique médièvale ou baroque à celle du 19eme, même si le 19 ème recèle des auteurs incroyables.
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
Il m'arrive de me laisser tenter par la musique baroque. Vivaldi, Purcell et Rameau, prioritairement :)
· Il y a plus de 4 ans ·Mario Pippo
La bêtise humaine illustrée avec brio. Un texte court mais puissant. J'adhère définitivement à votre style et je me réjouis de prendre le temps de lire vos autres oeuvres. Merci.
· Il y a plus de 4 ans ·Bryan V
Merci, cher Bryan, de qualifier ''d'oeuvre'' mes gribouillis. Vous m'en voyez ravi et par les temps qui courent, les bons moments étant rares, aujourd'hui, mais aujourd'hui seulement, grâce à vous, je me faire accroire que c'est de la bombe;
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
un mélange de cynisme, d'histoire, et un contexte parallèle qui laisse songeur. Le jaune est introduit dans la peinture pour apporter de la lumière. Souvent, on ne sait pas qu'il y a du jaune. il est mêlé. Tout comme parfois les leçons de vie se planque derrière de vieux visages...ou au milieu de textes comme celui ci. Puisse cette tâche jaune éveiller des consciences...aussi petites soient elles.
· Il y a plus de 4 ans ·Milady Write
C'est bien le but. Et merci de mettre en lumière ce que ce texte disait entre les lignes. Précieux(se).
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
Le jaune omniprésent chez Van Gogh était dû à la consommation abusive d'absinthe et à un médicament que lui administrait consciencieusement son médecin, précipitant le peintre dans la folie.
· Il y a plus de 4 ans ·Mais votre texte pose aussi la question des autistes profonds avec lesquels il est difficile d'entrer en relation et qui sont souvent des génies...
Sy Lou
La différence dérange...
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
Van Gogh , une lumière tourmentée ...
· Il y a plus de 4 ans ·Susanne Derève
Et prémonitoire.
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
Le temps des indiens est loin derrière nous, c'est sur :o)
· Il y a plus de 4 ans ·daniel-m
Je sais que jusqu'à votre dernier souffle, vous vous battrez pour vos idées, qui sont assez similaires aux miennes, Daniel. Que Dieu ou qui vous voudrez, vous garde.
· Il y a plus de 4 ans ·enzogrimaldi7
Merci ! Petite rectification, je ne me battrai plus, j'ai plus envie, mais je les garde au fond de moi comme une ultime raison de vivre :o)
· Il y a plus de 4 ans ·daniel-m