La tentation de Binic

palamas

La quête du bonheur emprunte parfois des chemins détournés. Qu'importe ? L'important est de ne pas se tromper au moment de choisir.

La tentation de Binic

 

La brume d'octobre noie le haut de la tour Eiffel. Au trente-sixième étage de la tour Ariane, une des premières construites à La Défense, Cyrielle fait les cent pas, engoncée dans l'ensemble Dior acheté la veille, en catastrophe. La jeune femme contemple Paris, l'obélisque de la place de la Concorde, le jardin des Tuileries, la Seine qui serpente entre les deux rives. Sur le fleuve, une péniche remonte le courant. Elle lui rappelle les navires de pêche de sa Bretagne natale, dont elle tente de se remémorer les noms.

 

C'est une manière de tromper l'anxiété, avant d'être reçue par les trois associés du cabinet qui l'emploie depuis six ans, le Boston Consulting Group, un des leaders de la planète dans le lucratif domaine du conseil en stratégie. Les multinationales du monde entier font appel à ses services, en prévision d'une restructuration délicate ou d'une crise exceptionnelle. Le cabinet met à leur disposition des cerveaux performants, issus de Polytechnique, HEC, l'ESSEC. C'est après avoir étudié dans la prestigieuse école de commerce de Cergy que Cyrielle a été recrutée. Depuis, elle voyage sur les cinq continents, loge dans de luxueux hôtels, analyse des situations complexes, propose des solutions, puis reprend l'avion et rallie un autre pays où l'attend le client suivant.

 

Son confortable salaire lui a permis d'acquérir un deux-pièces au cœur du quinzième arrondissement. Avec ses économies, elle pourra bientôt acheter plus grand, surtout que les prix commencent à baisser. Ses parents seraient fiers d'elle, s'ils pouvaient voir sa réussite. Mais sa mère est morte lorsque Cyrielle avait quinze ans. Le père s'est éteint voilà deux ans. Elle n'a pas pu assister à ses derniers instants, ni aux funérailles. Elle achevait une mission en Indonésie. Impossible de se soustraire à ses obligations. Manon, une amie d'enfance, s'est occupée de tout. Elle a escorté le défunt au cimetière de Binic et a jeté sur le cercueil les cent roses rouges commandées par Cyrielle, comme si la pluie de fleurs compensait son absence. Désormais, Manon aère et entretient la maison du pêcheur. Cyrielle n'y est pas toujours revenue. A quoi bon, puisque le père a disparu ?

 

De son vivant, elle n'y passait au mieux qu'une fois l'an, trop prise par le travail, les formations, les amants fugaces - il faut bien que le corps exulte. Le vieux pêcheur l'accueillait à bras ouverts. Dès son arrivée, il l'entraînait dans une grande promenade en bord de mer. Elle redevenait une petite fille, s'étonnait de découvrir minuscule le port qui lui semblait autrefois immense, détaillait les embarcations amarrées aux anneaux, regardait au loin le ballet incessant des vagues et l'envol des mouettes et des goélands.

 

En marchant, il la questionnait sur ses activités, ses amis, ses distractions. Elle répondait en quelques mots. Comment lui expliquer son métier ? Sorti de l'école à quatorze ans, le certificat d'études en poche, il n'avait pas les outils pour en saisir les subtilités, du moins le pensait-elle. Qu'aurait-il pu comprendre de ses voyages, il n'avait jamais quitté son village des Côtes d'Armor. Quant à ses amours éphémères, il les aurait mal jugées, lui qui était resté fidèle à une seule femme. Leurs dialogues tournaient court et se muaient en un silence pesant. Le père n'insistait pas, de peur d'irriter la fille. Elle remarquait qu'il retenait ses paroles et repartait frustrée, lourde du sentiment d'avoir raté une occasion de se confier à ce père aimant. La prochaine fois serait la bonne.

 

Il n'y a plus eu de prochaine fois. Le cancer du poumon a tranché. Du temps du vieux marin, les hommes combattaient le froid et l'ennui en tirant sur leur bouffarde. Les parcelles de vie s'évaporaient en fumée et se mélangeaient aux nuages. Un jour, ou une nuit, la camarde réclamait son dû. A moins de soixante ans, le pêcheur a rejoint son épouse, laissant une orpheline désemparée, en dépit des apparences. Elle renvoie l'image d'une femme solide, dotée d'une intelligence acérée, d'un sang-froid à toute épreuve. Personne ne s'avise de la froisser. On lui prédit un brillant avenir. Elle inspire le respect, voire la crainte, pas la compassion.

 

La porte s'ouvre dans le dos de Cyrielle. Elle abandonne la péniche à son lent sillon aquatique et se retourne. Morgan Goldblatt lui tend la main, un sourire de carnassier lui barre le visage. C'est le numéro un de la branche européenne du Boston Consulting Group, un Anglais quasi invisible qui jouit d'une aura ambigüe. On lui prête des succès flamboyants et aussi pas mal de coups tordus, le prix à payer pour accéder au sommet, ou s'y maintenir. Elle saisit la main, broie les phalanges, autant la jouer virile. Il apprécie et la conduit dans le bureau directorial. Les numéros deux et trois, un Italien et un Suédois, la saluent courtoisement. L'entretien débute. Chaque mot compte. Goldblatt ouvre le feu.

 

- Mademoiselle Le Pavec, nous vous avons sélectionnée car vos statistiques sont remarquables, affirme-t-il.

 

Il s'exprime en français, une façon d'honorer l'invitée.

 

- Les meilleures du groupe ! renchérit le Suédois.

- Plusieurs clients vous ont réclamée, après un premier contrat, enchaîne l'Italien.  

- Bref, votre professionnalisme et vos qualités sont unanimement soulignés, conclut le big boss.

 

Cyrielle bouge imperceptiblement. L'hommage lui va droit au cœur. Elle est consciente de sa valeur, et aussi des heures qu'elle sacrifie sans compter. Mais elle mesure sa chance. Le triumvirat rationne ses éloges. L'excellence est la norme. La boîte se débarrasse de ceux qui ne sont pas au niveau. Pour les rescapés, les augmentations de salaire valent compliments. Les siennes ont été particulièrement élevées. Elle ignore où ils veulent en venir, hoche la tête, sur ses gardes. Le trio est réputé retors.

 

- Bref, reprend l'Anglais, Giuseppe, Mats et moi avons une proposition à vous soumettre.

- Ah ? ne peut-elle s'empêcher de souffler, avant de regretter cette perte de self-control.

- Oui, nous avons besoin de vous, poursuit le boss. Vous êtes jeune, efficace, opiniâtre. Nous souhaitons promouvoir une femme. Acceptez-vous d'intégrer le comité de direction ?

 

Sur le coup, elle ne réagit pas, stupéfaite. Le comité de direction, c'est eux, des hommes d'une cinquantaine d'années, des barons mythiques qui fréquentent le gratin mondial des affaires et de la finance. Jamais elle n'a envisagé de les égaler, même pas dans ses rêves.

 

- Bien sûr, vous émargerez aux bénéfices, ajoute Goldblatt.

 

L'argument pèse lourd, a minima plusieurs centaines de milliers d'euros par an. Cyrielle se sent euphorique. Une voix intérieure lui dicte cependant de différer son accord.

 

- Est-ce que je peux vous répondre lundi ? s'entend-elle dire.

 

Les associés se concertent. Ils n'avaient pas prévu que la demoiselle tergiverserait. Au lieu de hurler sa reconnaissance, elle les oblige à patienter trois jours. Sans doute est-elle vraiment très forte. La surprise passée, Goldblatt s'incline, beau joueur.

 

Le retour lui semble interminable. Le RER A lambine de La Défense à Charles-de-Gaulle-Etoile. Ensuite, le métro de la ligne 6 prend le relais, encore plus lent. Bouleversée par sa promotion, Cyrielle snobe les magnifiques vues que lui offre le tracé aérien. A Cambronne, elle se rue dans les escaliers, court jusqu'à son appartement, s'écroule sur le lit et sanglote.

 

L'émotion la submerge. Sa vie défile. L'enfance heureuse brisée par la mort soudaine de la mère. Le père inconsolable a masqué son chagrin, à défaut de le surmonter. Alors, l'adolescente s'est abrutie de leçons, de problèmes à résoudre, de devoirs à rédiger, tous les soirs, à la pâle lumière des mauvais néons. A force de bûcher, elle a pris goût aux exercices abstraits. Les résultats ont suivi. L'élève moyenne s'est transformée en première de la classe. De quoi obtenir une mention très bien au bac, une bourse d'études en classe préparatoire, à Rennes, et décrocher une place dans une excellente école.

 

Aujourd'hui, ses patrons la distinguent parmi ses pairs. La voie royale lui est promise : l'argent, le pouvoir, la proximité des grands de ce monde, certes en contrepartie d'une existence dédiée au travail. Après tout, c'est bien ce qu'elle recherchait, sinon, pourquoi aurait-elle consacré sa jeunesse à des besognes austères ? Mais ses parents ne sont plus là pour se réjouir de son triomphe. S'en réjouir ? Elle n'est pas certaine que son père aurait été impressionné par les perspectives de richesse et de puissance. A sa fille, Il souhaitait plutôt des plaisirs simples, une vie équilibrée, pas vraiment le modèle que privilégie le Boston Consulting Group. Cyrielle hésite, puis attrape son téléphone. Manon lui répond, un peu étonnée. C'est entendu, elle la récupérera le lendemain à la gare de Saint-Brieuc, au premier train du samedi, celui de 10 h 09. Cyrielle peut dormir. Avant de s'engager, elle ressent la nécessité de renouer le fil d'un dialogue inachevé.

 

Sur le quai de la gare, Manon aperçoit Cyrielle, se précipite vers elle et l'étreint. Quand elle la laisse enfin respirer, c'est pour mieux l'examiner et la bombarder de questions.

 

- Qu'est-ce que je suis contente ! Comme tu es belle, élégante ! Tu as fait bon voyage ? Tu n'es pas trop fatiguée ?

 

Pendant le court trajet en voiture, Cyrielle s'imprègne de l'air marin et des paysages familiers. Les maisons coquettes coiffées d'ardoises jalonnent la route. Manon la dépose devant la maison de son père, la sienne désormais.

 

- J'ai fait le lit, tu peux t'installer et te détendre. Ensuite, viens à la librairie. J'y serai avec Pierre.

 

Manon a racheté la librairie du centre ville, avec son aîné, Pierre. Grâce aux livres, Le frère et la sœur concilient leurs trois passions : la littérature, leur région, la voile. Ils ne conçoivent pas de s'exiler un jour.  

 

- Ça marche ? interroge la consultante. On dit que les temps sont durs pour les libraires.

- C'est vrai ! soupire Manon. Les gens préfèrent acheter leurs bouquins sur Internet ! Heureusement que nous vendons des souvenirs aux touristes, l'été, ça nous permet de survivre.

 

Cyrielle se tait. Son amie n'est pas du genre à se plaindre. La situation doit être critique.

 

- Et Pierre, il est marié ?

 

Manon éclate de rire. A trente-deux ans, cela n'aurait pourtant rien d'extravagant.

 

- J'ai dit une bêtise ? réagit la Parisienne.

- Non, mais ça n'en prend pas le chemin.

- Pourquoi ? il est beau gosse, les prétendantes ne doivent pas manquer.

- Ça, c'est sûr ! Le problème, c'est qu'il n'est pas intéressé. Les filles finissent par se détourner. Maman dit que c'est l'homme d'un seul amour, il paraît qu'il y en a comme ça !

 

Souvenirs, souvenirs...Quand elle avait quatorze ans, Pierre et elle s'échangeaient des serments d'éternité, au clair de lune. La mort de sa mère a balayé ses émois d'adolescente. De son propre chef, elle a banni les plaisirs innocents et les a troqués contre des heures d'études. Pierre a compris, au moins l'espère-t-elle.

 

Avant de repartir, Manon transmet un ultime message.   

 

- Tu trouveras une enveloppe sur la table de la cuisine. Ton père m'a demandé de te la remettre à ton retour. Elle est fermée, je ne sais pas ce qu'elle contient.

 

En effet, une grosse enveloppe en papier kraft est posée sur le meuble. La jeune femme reconnaît l'écriture malhabile du vieux pêcheur : « à Cyrielle ». Elle soupèse l'objet et renonce à l'ouvrir. Plus tard.

 

« Aux vagues », la librairie occupe un angle, face à la place principale. Cyrielle déclenche une clochette en poussant la porte. Derrière la caisse, Pierre lève le nez. Elle a un choc. Les yeux verts du garçon scintillent tels des joyaux sur la peau mate, tannée par le vent et les embruns. Quand il l'embrasse, elle frisonne au contact des lèvres sensuelles. Manon surgit de l'arrière-boutique et l'inonde d'un flot de paroles chaleureuses. Les chalands ne se bousculent pas.

 

- Bon, je dois remplir la paperasse, déclare Manon.

- Tu veux que je t'aide ? lance Cyrielle.

- Oh oui ! Je déteste les chiffres, ils me le rendent bien ! La Tva a encore changé, je peine.

- OK, je m'en charge.

 

Cyrielle se plonge dans la comptabilité, pointe les factures, actualise le compte de résultat et le bilan, réclame des informations complémentaires. La libraire la renseigne. L'experte additionne, soustrait, classe, annote. En une heure, elle acquiert une vision claire de l'état calamiteux du commerce. Le frère et la sœur croulent sous les dettes. Chaque nouveau jour creuse leurs pertes. La faillite menace. Ils seront incapables de rembourser la prochaine échéance de l'emprunt contracté en début d'année.

 

- C'est grave, docteur ? plaisante Manon en constatant la mine inquiète de son amie.

- Plutôt. Les recettes ont chuté, elles ne couvrent plus les charges fixes. Ce n'est pas viable.

 

Pierre confirme.

 

- Tu entends, Manon ? Tu me crois maintenant ?

 

Puis, il s'adresse à Cyrielle.

 

- Elle ne veut pas admettre la vérité. La librairie meurt. Nous n'avons pas les moyens de la renflouer.

 

La consultante se tait. Elle n'est pas revenue au pays pour enterrer les illusions de sa meilleure amie. Celle-ci émerge dune rêverie.

 

- D'accord, mais j'ai un autre projet.

 

Le frère hausse les épaules et préfère déguerpir, plutôt que d'écouter les divagations de la cadette.

 

- C'est quoi ton projet ? hasarde Cyrielle.

- Racheter l'ancienne capitainerie, sur le port. La commune l'a mise en vente. Le bâtiment est vaste, sain et idéalement placé. Nous pourrions y transporter la librairie, agrandir le rayon « souvenirs », proposer des animations, ouvrir un salon de thé et en faire le point de départ d'excursions à la voile. Pierre connaît la côte et les îles comme sa poche. Les touristes raffolent des sorties en mer. Pendant la saison, ça marcherait du tonnerre. Nous devrions même embaucher.

 

Chimères ? Peut-être pas. La future associée du Boston Consulting Group ferme les yeux, se concentre, tente d'imaginer l'entreprise. Manon ne fabule pas. Le potentiel existe. La petite ville draine des milliers d'estivants, de juin à septembre, tous avides de découvrir les îles, de la baie de Saint-Brieuc jusqu'à l'archipel de Bréhat, et de piétiner des grèves sauvages, hors des sentiers battus. Pierre revient, maussade. Les trois amis ferment la boutique et partent déjeuner. Le soleil d'octobre a chassé les nuages. Il fait doux.

 

- Pierre, profite du beau temps pour promener Cyrielle en mer ! dit soudain Manon. Elle en meurt d'envie ! Je garderai la boutique.

 

Le frère et l'amie se consultent, gênés. Ils n'avaient pas vu venir le coup.

 

- C'est une bonne idée, assure Pierre, tu es partante ?

- Banco ! répond Cyrielle, mais ne compte pas sur moi pour les manœuvres, j'ai tout oublié.

 

La jeune femme le suit. Ils atteignent le port, passent devant la capitainerie désaffectée, montent sur le douze mètres familial. Pierre le détache, le guide au-delà de la jetée et déploie les voiles. Le vent du Sud les gonfle. Le pur-sang des mers glisse et prend de l'allure. Le skipper hisse le spinnaker. Sous la puissance du vent, l'étrave pique du nez, se redresse. L'embarcation file à plus de vingt nœuds, ses membrures grincent, des gerbes d'eau jaillissent en écume et s'écrasent sur le pont. Cyrielle retrouve des sensations enfouies, quand elle acceptait les invitations des parents de ses amis, avant le drame qui l'a traumatisée. La vitesse la grise. A la barre, Pierre surveille la fougueuse monture. Cyrielle admire la précision de ses gestes, son coup d'œil. L'homme fait corps avec le bateau, le domine, l'oriente, l'écoute, attentif à ses plaintes. Au loin, une île apparaît. Ils accostent. Le jeune homme prête son bras à sa cavalière. Elle s'accroche à lui. Le couple foule une plage de sable fin abritée par des massifs rocheux.

 

- L'endroit idéal pour une pause ! clame Pierre.

 

Le lieu fascine Cyrielle. Des touristes paieraient une fortune pour accéder à ce paradis, à moins d'une demi-heure de Binic. Le jeune homme s'assied, elle se pose à ses côtés. Après un réveil aux aurores, les retrouvailles l'ont épuisée. Le sommeil la gagne. Elle s'appuie contre son compagnon et s'assoupit.

 

Les cris des mouettes la tirent de sa léthargie. Elle bouge la tête et distingue deux grands yeux verts sur un fond de ciel bleu. Le garçon lui caresse les cheveux, il retire sa main. Quand elle s'est endormie, il a calé le buste et la tête de la jeune femme sur son ventre, une position agréable pour elle, malcommode pour lui. Elle se dégage, il se lève et secoue ses muscles engourdis.

 

- Quelle heure est-il ? demande-t-elle.

- Dix-sept heures. Il est temps de rentrer.

 

Elle approuve et calcule. Il s'est tenu immobile deux heures pour préserver son sommeil. Au retour, ils évoquent le pays, le manque de débouchés pour les jeunes, les ravages de l'élevage intensif. Elle aime l'écouter défendre la terre de leurs ancêtres. Son visage de bel indifférent s'anime. Sous sa nonchalance apparente, c'est un passionné. Elle songe aux amants transparents qui n'ont jamais su toucher son âme et tremble. « L'homme d'un seul amour » a dit de lui sa sœur. Elle réalise qu'elle l'a toujours porté en elle, plus que ces insignifiants fantômes des soirs de dérive. Peut-être est-elle, elle aussi, « La femme d'un seul amour ».  

 

Le soir, elle prend possession de la demeure paternelle. Une photo de ses parents, jeunes, trône sur le buffet. Elle la découvre. Son père avait caché les images de sa mère. Au seuil de la tombe, il a exhumé celle-ci. Les deux fiancés affichent un air sévère, tétanisés par l'objectif.

 

Les rêves de Cyrielle sont peuplés de silhouettes évanescentes. Son père, Manon, Pierre lui murmurent tour à tour des bribes de mots. Au matin, elle connaît le programme de la journée. Le train pour Paris part de Saint-Brieuc à 15 h 07. Avant de quitter Binic, elle dispose du temps nécessaire pour exécuter le plan qui lui tient à cœur.

 

D'abord, elle déambule une demi-heure dans la ville, longe le port, fait le tour de la capitainerie, achète des viennoiseries et se prépare un copieux petit-déjeuner. Puis elle s'attelle à la tâche, branche son ordinateur portable, traque sur Internet les informations qui lui sont indispensables, établit une première esquisse de budget, l'améliore, corrobore les données, rectifie.

 

Après quatre heures de travail intense, elle est satisfaite du résultat. Les vérifications complémentaires n'invalideront pas l'économie globale du projet.  

 

Cyrielle imprime le dossier et court le montrer à Manon et Pierre. Le frère et la sœur l'écoutent, incrédules. Elle argumente, explique ses raisonnements, démontre. Le prix de la capitainerie a été facile à trouver sur Internet. Pour le coût des travaux d'aménagements du bâtiment, elle s'est basée sur des chantiers comparables. C'est aussi sur la toile qu'elle a récupéré les flux de touristes et les tarifs susceptibles d'être exigés. Par prudence, elle a surestimé les charges et sous-estimé les recettes. Malgré ces multiples précautions, le projet imaginé par Manon, qu'elle a chiffré, tient la route. Le business plan ne souffre d'aucune faille, foi de spécialiste !

 

- Nous n'avons pas la mise de fond ! déplore Pierre. Aucune banque ne voudra nous l'avancer.

 

L'obstacle douche l'enthousiasme naissant. La visiteuse ne mentionne pas ses économies, qu'elle leur donnerait volontiers. Ils se sentiraient offensés. L'heure est venue de la raccompagner à la gare. Pierre s'en charge. La séparation l'afflige. Il n'ose pas se déclarer.

 

A bord du train, Cyrielle tapote la grande enveloppe léguée par son père. Elle recule le moment de la décacheter, craignant d'y apprendre un sombre secret de famille. Durant le trajet, elle médite.

 

Le voyage à Binic ne lui a pas apporté les certitudes escomptées. Elle espérait percevoir dans la maison de son enfance les encouragements des siens, un viatique pour évacuer ses hésitations et accepter la route lumineuse du Boston Consulting Group. Au lieu de cela, elle a ranimé les feux mal éteints de l'adolescence.

 

Elle doit assumer, seule, son choix. Les critères objectifs la poussent à opter pour la fortune. Parvenue chez elle, elle se connecte à sa messagerie professionnelle. Dans un nouvel email, Morgan Goldblatt lui vante encore les avantages du poste. Elle s'apprête à céder. Avant, elle veut prendre connaissance du message paternel d'outre-tombe.

 

Sur un feuillet, son père a écrit : « Ma chérie, sois heureuse, je joins la photo du bonheur ». La photo a été prise devant la capitainerie de Binic, seize ans plus tôt. Cyrielle se tient debout entre Manon et Pierre. Le garçon lui caresse les cheveux.

 

- Merci papa, murmure Cyrielle, avant d'informer le big boss qu'elle renonce à la promotion et démissionne.

 

Son destin s'accomplira dans les Côtes d'Armor. Elle a déjà conçu le business plan. La partie sentimentale est largement avancée. Elle se charge de la compléter.

 

  

  • héhéhé... c'était l'bon temps cap'taine!

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Bzh hermine

    Frédéric Baraer

    • D'ailleurs j'irai au Gip vendredi prochain rencontrer l'équipe. De quoi inspirer de beaux textes !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      palamas

    • Oui... Le Groupe des Indépendants portuaires est une devenue une grosse association. Elle a réussi à ramener bien des gens en son sein, vogue sur un autre navire (l'ancien prenait l'eau) qui est amarré à un nouveau ponton.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Bzh hermine

      Frédéric Baraer

    • On pourrait aussi dire que le Gratin des Idéalistes Pitoyables a changé de crèmerie, après avoir converti nombre de nouveaux fidèles et qu'ils ont désormais pignon sur rue, non loin de la Seine au cas où une évacuation précipitée s'impose...

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      palamas

    • héhéhé

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Bzh hermine

      Frédéric Baraer

  • Merci Frédéric, vive la capitainerie (et le Gip) !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Default user

    palamas

  • Il y a bien longtemps que je n'étais pas venu faire un tour sur ce site. Palamas bravo pour cette jolie oraison sur Binic. C'est très sympathique et touchant! La capitainerie ne mourra pas!

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Bzh hermine

    Frédéric Baraer

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