La vie brève de Kata Toth
Manou Damaye
La vie brève de Kata Toth
Samuel Totheneim, paléontologue et d’Irina, née Feruggia, artiste peintre vivaient à Berlin Est. Portés par le souffle de liberté venant démentir la propagande de la politique Est Allemande, ils se mirent à faire l’amour sans spermicide. Le 16 Août 1989 naquit Katarina
Une enfance heureuse. Son père lui rapportait du laboratoire où il travaillait, des os, des osselets, des crânes. Sa mère, elle, ramenait de l’école où elle donnait des cours, des pinceaux et des tubes de gouache. Katarina peignait les crânes, empilait les os au gré d’histoires prodiguées par son imaginaire luxuriant. Elle se créait un univers coloré, ludique, emprunt de la philosophie de ses parents. Le soir, en trempant le pain dans la soupe, Samuel Totheneim défendait son idée maitresse. « Au plus haut de sa barbarie, l’homme reproduit inlassablement sa programmation de sélection naturelle ». Irina contrebalançait l’image en défendant la théorie du libre arbitre, la possibilité de peindre le monde aux couleurs de nos choix.
Katarina devint une adolescente exemplaire. Élève douée, mue par son désir de découvrir les couleurs du monde, elle parla très vite l’anglais et le français. Comme beaucoup d’étudiants à Berlin, elle militait pour la cause verte au sein de la « Grüne Junde ». Lors d’un congrès international sur les énergies renouvelables, elle rencontra Colette Leblanc. De même âge, les deux filles devinrent très vite amies. Colette, grande blonde aux cheveux baguettes, pince sans rire et énigmatique contrastait avec Katarina, son mètre cinquante, ses origines latines, ses yeux noirs rieurs, sa chevelure brune et ondoyante. Colette, passionnée d’art, profitait du voyage organisé par« Europe-écologie » pour découvrir Berlin. La ville était réputée pour sa culture contemporaine. Toutes les deux s’échappèrent de la valse des réunions et filèrent au « Muséum für Gegenwart ». Katarina quitta « Grüne Junde » pour « Europe-écologie » et ainsi, atterrit à Paris peut de temps après pour un quelconque congrès écologique avec le total assentiment de ses parents.
Son amie l’accueillit. Elle chercha des petits boulots. Colette, alors élève des Beaux Arts, lui trouva une collocation avec des étudiants de sa classe. Toutes les deux passaient des heures à parler de leur jeunesse à l’avenir incertain, des grèves, du réchauffement climatique, de la nature, de la place de l’artiste dans la société et aussi de l’amour, du désir, de leurs corps, leurs différences et des plaisirs qu’ils leurs donnaient.
Katarina aimait chercher son amie au 14 rue Bonaparte. Elle en profitait pour lire les petites annonces affichées sur le panneau réservé aux étudiants.
« Enjeux les échos cherchait un modèle pour un numéro spécial. Voyage dans les mondes virtuels ». Colette lui lança un : « Qui ne tente rien n’a rien ! »
Katarina s’essoufflait à vivre de ménages, gardes d’enfants, ventes à la sauvette. Elle répondit à l’annonce, plut à la directrice de casting. Anita Jordi la choisit au milieu d’une ribambelle de filles.
Elle se retrouva le 29 novembre 2009 au « Bokal », 22 rue des Gobelins, dans un deux pièces en rez-de-chaussée. Derrière le parfum prégnant de la directrice de casting, flottait une odeur de salpêtre, de bois humide et de lampes tungstènes surchauffées. Le salon était aménagé en studio photo. Au sol, un carré de moquette gris, bleu, noir de trois mètres sur trois laissait voir un vieux linoléum imitation bois. Un fond blanc, tenu par des supports métalliques, des parapluies et deux réflecteurs clôturaient le carré. Au cœur du ring, deux tabourets à vis se faisaient face. L’un contre le fond blanc où Katarina vint s’asseoir, l’autre devant les réflecteurs où Serge Duneton, photographe free lance officiait pour « Enjeux les échos ». Il prit quelques polaroïds et disparut. Du haut de son tabouret à vis elle entendit des bribes de conversation venant du bureau…primate…tignasse …Frida Khalo….le ton montait. Anita défendait l’image de la femme de demain. Duneton hurla en claquant la porte.
Prendre la fuite. Partir ! Il lui fallait cet argent. Anita Jordi, le visage de marbre lui ordonna de passer à la salle de bain. Katarina abasourdie obtempéra.
Retour de Serge Duneton. Bruit de sèche-cheveux, odeur d’eau oxygénée. Katarina, transfigurée sortait de la salle de bain sous le regard aiguisé du photographe. L’envie de faire pipi, de vomir, de se vider lui nouait le ventre. Ses pensées battaient de l’aile. Elle grimpa et s’accrocha à son perchoir à vis.
Crépitements des flashs, du déclencheur, accélération du temps, Duneton la mitraillait.
Le silence de l’après s’imposa dans le studio. Anita Jordi lui tendit une enveloppe, elle erra dans les rues de Paris. Son reflet dans les vitrines lui disait: « On dirait une pute soviète sur le périphe ! ».
Elle entra chez un coiffeur pour homme, lui demanda de lui raser la tête et les sourcils. Le coiffeur refusa. Une jolie blonde aux yeux verts ! Les lèvres, la bouche, la gorge de Katarina lâchèrent un cri venant de la racine de son ventre. Le coiffeur la poussa vite dehors. Elle rentra dans le premier Monoprix venu et s’acheta une tondeuse avec l’argent de l’enveloppe. Puis elle s’offrit un café aux « deux magots », s’enferma dans les toilettes, vida son ventre, enleva comme elle put les lentilles vertes et se rasa.
15h, accoudée aux bords du quai Malaquais, elle regardait couler la Seine. Un bateau mouche passa. Derrière les grandes vitres de verre, des enfants agitaient les bras en signe de bonjour. Elle leurs répondit en hurlant « HELP ». Elle fit sien cet adage Certaines choses dans la vie veulent dire tout et son contraire !
Katarina Totheneim devint Kata Toth. Une énergie brulante animait ses yeux noirs. Elle quitta la collocation, partie vivre la rue et mit en œuvre son projet. Dès les premières lueurs, il trouva écho dans le monde de l’art contemporain. Kata Toth, investie de mission pour l’art et l’homo sapiens répondait au besoin du public.
Colette, l’amie de toujours trouvait sa place à ses côtés. Forte de ses connaissances, elle répondait lors de tables rondes, passages radio, télévisions lorsque Kata s’enfermait et fuyait la face du monde.
Elle sombrait de plus en plus souvent dans une léthargie hantée d’images fantasmagoriques. Traquée par une horde d’homo erectus dans des montagnes pelées, elle sautait de roche en roche pour leur échapper. Malgré sa connaissance du terrain et son agilité, ils finissaient par la capturer. Elle entendait leurs grognements gutturaux. Ils sentaient l’odeur de la boue mêlée à la salissure, l’haleine de ventres affamés. Elle voyait des poings de silex prêt à s’abattre sur son crâne. La violence de sa peur la transportait dans un ailleurs aérien et futuriste où la course poursuite reprenait de plus belle. Ceci jusqu’à son réveil et la prise d’anxiolytiques.
Une dizaine d’année passèrent à ce rythme effréné de réflexions, créations, mise en œuvre, circuit des musées, et passages à vide.
Sa dernière création s’appelait« Bokal ». 111 mannequins de prêt à porter, venant du monde entier, hommes et femmes, nus, coiffés de perruques blondes, les yeux peints en vert, tous orientés dans la même direction, debout sur un carré de pelouse naturelle de dix mètres par dix, regardaient vers le ciel. Un système vidéo, en suspension entourant l’œuvre, projetaient sur eux de façon anarchique et aléatoire de la couleur dont la densité donnait la sensation de peinture à l’huile. Une fois par jour toutes les vidéos ne projetaient plus que du vert et sur un seul mannequin. A ce moment précis, une forte odeur de térébenthine mêlée à celle du gazon ramenait les visiteurs à d’anciennes mémoires olfactives. Puis un rayon laser venant de chaque camera mitraillait ce mannequin en faisant fondre le plastique au point précis de la frappe. Il s’en suivait des contorsions et un affaissement du corps nous ramenant à la fragilité de notre condition humaine.
Une tournée mondiale commença en Janvier 2018 et devait s’achever à Tokyo deux ans plus tard. Kata voulait finir à Berlin, au « museum für gugenwart ». Malgré les problèmes de transport, timing et montage évoqués par son équipe technique, elle se butta. Les hommes l’appelèrent la« Berliner Mauer ». La presse s’en prit à elle après une interview sur webkutum avec Phoenix Delmas, le 29 novembre 2019. WebKultum, une heure d’interaction entre un présentateur, des webfriends et un artiste. Son installation « Bokal » remplissait le rez de chaussé de Beaubourg et suscitait de nombreuses interrogations. Lors de l’émission, elle répondit avec systématisme aux questions de Phoenix Delmas par un « Das ist mir ganz egal ! », écouta distraitement les réflexions fines et pointues d’Isis et Darwin, deux webfriends, quitta le plateau avec un « shut up !», laissant derrière elle une déception générale.
Kata Toth rentra à Berlin, son« Bokal » partit à Tokyo. Ses parents n’étaient plus. Dans une chambre de la Jugendgästehaus, cranes et tubes de peintures l’attendaient. Le lendemain la presse internationale s’emparait du sujet. Un corps nu, du sang, une feuille de papier sur un carré de moquette
« J’ai fait le tour de mon monde
J’ai cherché l’origine de la barbarie de nos races
J’ai peint les couleurs de la vie
J’ai rasé mon corps, je me suis mise à nu
J’ouvre mes veines pour comprendre pourquoi le sang de la vie à la même couleur que le sang de la mort.
Kata Toth »
merci Mêo pour ton passage-lecture sur ma page !
· Il y a presque 14 ans ·Manou Damaye
Oui, tellement bien écrit
· Il y a presque 14 ans ·meo
j'aime beaucoup l'ambiance de ce texte, on se laisse complètement embarquer.
· Il y a presque 14 ans ·L'art demande toujours des sacrifices et peu importe la forme sous laquelle il se présente, il nous possède jusqu'à la fin
manu-cypher-rahl
Le style journalistique, d'investigation (du coeur d'une femme...) me fait dire quel très beau papier tu as fait là...Un papier aussi fragile que consumable...sensible et beau !!!
· Il y a presque 14 ans ·leo
Même texte plus étoffé... J'aime les 2 et j'irai lire les autres...
· Il y a presque 14 ans ·denis-saint-jean
Oui Manou, je n'hésite pas à commenter les textes que je lis car je sais en effet que cela fait plaisir. Moi-même, j'avoue que sans ces quelques commentaires, je ne serais plus ici depuis belle lurette. A quoi bon ? A+ Manou. Je viendrai sur ta page de temps en temps. Promis.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron
oh merci Sabine....ça me fait plaisir d'avoir un retour :)
· Il y a environ 14 ans ·Manou Damaye
Ambiance bizarre. Atmosphère glauque certes mais l'histoire m'a toutefois amenée jusqu'au bout. C'est bien écrit. On se laisse embarquer très facilement. J'ai bien aimé cette vie brève. C'est original je trouve.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron