La vieille femme en rouge.

damephoenix

Thème : le Phoenix. [29.06.2017]

Elle traînait sa carcasse le long des bords de Loire. Le crépuscule annonçait la mort du jour et la résurrection de la nuit. Soleil et Lune se disputaient le paysage, inondé de pourpre, ponctué ci et là de tâches d'ombres.


L'agonie du ciel qui s'enflammait sous ses yeux mordorés la plongea dans un spleen où se côtoyaient bon nombre de questionnements ; où la Faucheuse allait-elle la conduire ? Allait-elle rejoindre les Mânes dans un doux requiem ou serait-ce un foudroyant trépas avant le néant ? L'une ou l'autre de ces visions glaça son cœur ; ses rides se murent en un rictus de peur, ne sachant pas vraiment si elle souhaitait ou non poursuivre une existence. Elle se sentait avoir déjà tellement vécu...


Elle marchait lentement sur les pavés, vêtue de sa robe bordeaux favorite à bretelles montrant ça et là un corps usé, abimé, flétri. Des familles ou des amoureux croisaient son chemin, ne prêtant pas attention à sa peine, désireux qu'ils étaient de profiter de la chaude fraîcheur d'un coucher de soleil d'été. Elle s'éloigna des bords de Loire animés par les passants du centre ville. Chaque pas était souffrance, mais elle savait où aller.


Après quelques centaines de mètres elle quitta les pavés et, prudemment, emmena son corps meurtri par la vie à travers les herbes folles. Quelques pas à peine qui lui semblaient une éternité. Elle finit par atteindre son but : deux petits rochers émergeant des hautes herbes se tenaient face à la Loire. Elle sourit. Difficilement, elle arracha quelques herbes et feuilles, et se confectionna un petit coussin de verdure sur la plus grosse des deux pierres. Elle s'assit doucement.


Et là, face aux flots tranquilles et apaisés, elle se remémorait de vieux souvenirs. Le plus ancien de tous remontait à sa tendre enfance : le vague souvenir d'avoir déjà vécu cette scène, assise sur ce même rocher à contempler les vagues... Les réminiscences du passé lui rechaufferent le coeur. Mais à bien y songer, il n'y avait pas que le coeur qui se rechauffait. Petit à petit, l'air se faisait plus pesant, et le doux bruit des vagues, de plus en plus lointain.


La vieille femme décharnée vêtue de rouge posa ses mains sur son bas ventre. Au loin le gazouillis des jeunes oiseaux appelant leur mère parvint à ses oreilles. Elle n'avait jamais eu d'enfant, jamais elle n'avait pu connaître avec son défunt mari l'expérience de donner la vie. Et là, à un âge plus qu'avancé, elle senti une larme perler à son oeil. Elle avait déjà à l'époque de son enfance l'impression d'avoir une vieille âme enfermée dans un corps d'enfant. Puis dans un corps de fille. Puis de femme. Il lui semblait avoir vécu mille vies.


Le soleil dardait les rives de ses ultimes rayons. La Fin commençait. Perchée sur son rocher tapis d'herbes tel un oiseau dans son nid, elle sentit une chaleur émaner de son utérus. Un fourmillement de chaleur. Elle avait déjà ressenti quelque chose de semblables avec son mari lorsqu'ils étaient jeunes, débordant de passion, et que les affres de la jouissance autrefois lui griffaient délicieusement le corps et l'âme. Une sensation de vie. La chaleur se diffusait et irradiait de son corps.La Nuit naissait et la vieille dame s'enflamma soudain dans un brasier digne des plus beaux feux de veillée.


Au loin des badauds virent des flammes s'élever. Un cri aigu semblable à un chant funeste trancha la nuit. Un jeune homme se précipita vers les flammes, mais le temps d'approcher et il n'y avait qu'un rocher couvert d'un tas de cendres fumants. Ne voyant là probablement qu'un feu de gosses qui s'était embrasé aussi vite qu'il s'était éteint, l'homme regarda alentours, haussa les épaules et retourna vers la ville. Ces sales mômes avaient du crier en constatant leur bêtise et fuir.


La nuit fit son office et les ténèbres furent. En silence. Seul le clapotis de la Loire donnait un rythme à ce doux néant. Mais bientôt la Lune tomba. Et la nuit mourut, poignardée par les rayons d'une nouvelle Aube. Et tandis que le jour renaissait, la lumière solaire vint inonder les eaux et les rives.


Et curieusement on vit ce matin là, assise sur un rocher noirci par le feu, une toute jeune fillette en robe carmin à bretelles. Elle fixait les flots de ses yeux mordorés. Et en contemplant l'éternel remous des vagues qui venaient lecher la terre à quelques centimètres d'elle, elle se fit la réflexion que, comme cette eau qui dansait toujours la même valse, elle avait la sensation confuse d'avoir déjà vécu mille vies...

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