La vigne

fran

Tu refusais de redevenir un enfant. De ne plus te souvenir. Tu n’étais plus un homme. Pour moi, si. Pour toi, non. Tes pensées se brouillaient. Tu ne sais plus très bien, qui tu es, qui je suis, et quelle route est la bonne. Tu allais au hasard, perdu dans ces chemins, familiers autrefois, devenus labyrinthes. Et moi, je m’inquiétais. Où est passé Papi ? Il est parti à l’aube. Il n’est pas revenu. Et s’il s’était perdu ? Je ne savais pas trop, comment c’était en toi, ton cerveau, tes pensées. Les idées qui s’emmêlent. La mémoire qui s’échappe. Le trou noir qui s’installe. Alors, je m’en allais et prenais les chemins qui t’étaient coutumiers.

Une fois, je me souviens, je te cherchais en vain. J’étais passée par le moulin. J’avais poussé jusqu’au lavoir. Tu restais introuvable. Pas de cheveux gris, ni de pantalon bleu. Aucun chapeau melon. J’étais déçue. Nous nous étions peut-être manqués. Les chemins sont multiples et il suffit de ne pas se croiser. Je pensais à cela et je voyais ta vigne, dans la lumière crépusculaire, face à moi, tout au bout. J’avançais peu à peu. Ta vigne grossissait. Elle était verte, elle était jaune. Une vigne automnale qui attend les vendanges.

Cela me serrait le cœur de voir cette vigne au loin qui se faisait plus proche, à mesure que mes pas presque machinalement, me guidaient à ses pieds. Triste vigne. Elle jaunissait, seule. Pas d’hommes courbés, aucun tonneau, zéro bouteille. Parce que Papi est vieux. Papi est malade, il ne vendange plus. Je plissais les yeux pour mieux me souvenir. La vigne se déformait, elle perdait quelques rides. Alors je revivais, dans la nuit qui venait, sa jeunesse turbulente. Je revoyais les travailleurs, assoiffés et bruyants sous le soleil qui tapait. Le raisin mûr à terre. Et toi, au milieu, la peau tannée par le soleil, les muscles bandés, souriant. Tu ne savais donc pas que tout est éphémère. Les forces, la tête et le reste, rien ne dure ici bas. La règle s’applique à tous. Je m’approchais encore. Plus près, tout près. J’étais à quelques mètres des premiers pieds de vigne.

C’est là que je t’ai vu. De dos. La tête levée, les mains jointes, derrière. Tu regardais je ne sais quoi. Tu pensais beaucoup. Je suis sûre que tu pensais beaucoup. A cet instant précis, tu étais très lucide. J’avais, près de moi, dans le vert et le jaune, l’homme que j’avais connu, quand j’étais toute petite. Je ne voulais pas le déranger. Il ne devait pas partir et laisser place à l’autre. Mon Papi tout petit qui ne sait plus très bien, qui je suis, d’où je viens et comment vendanger. 

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