La ville bleue

hel

#6 se faire peur, juste un peu

Quelques instants et quelques instants seulement, mais il n'en faut guère plus, Ernesto a la clairvoyance d'un vieux lui. Un parfum lui revient, des routes cartographiées punaisées aux quatre coins et leurs petits drapeaux conquérants, des envies feutrées de vent et d'océans, des images tellement plus grandes, plus larges, que toutes celles qu'il s'offre en général. Il les avait crues parties quand a poussé sa peau d'homme. Mais non, elles somnolent toujours quelque part dessous, il avait juste oublié comme d'autres moins vernis qui ne se rappelleront jamais. La faute à pas de chance, au temps qui passe dessus, à trop de poussières jamais soulevées, à des rouillis rouillas d'habitudes prises, bien grises, ça vous enlise les élans, vous coupe les jambes et le souffle, et puis voilà. Plus rien. On est amputés, on avance à cloche-pied, on piétine et on mouline sur place. On ne le sait même pas. On se croit sage quand on devient peut-être juste un peu trop inerte Bien à l'abris dans le moule, pile au centre du tout bien comme il faut.

Le parfum revient encore, entêtant, connu : Domitilia. Toujours le même, pareil qu'hier, un parfum de cou sucré et quelque chose d'autre qu'il ne saurait dire. Après le parfum, les contours de son visage, ses seins libres qui vagabondent sous des robes voiles, le cinéma de Fellini, vu, revu, bu, et repassé cent fois dans la même petite salle de quartier, les gressins aux graines collées, triées sous ses ongles peints, le vin rouge presque noir, ses mains à lui qui tremblent et tâtonnent, la chaleur du corps et le même froid qui toujours suit. Silence et distance, c'était ça Domitilia. C'aurait pu être une autre, ç'aurait pu, mais choisit-on jamais vraiment ce qui nous cueille, que ce soit une ville ou une femme. Domitilia, elle n'avait rien eu à faire d'autre que le cueillir. Des mots très peu, presque pas, justes des pincés, des au compte-goutte, comme on s'imagine pas ça possible, comme on n'envisage pas, pourtant il s'en joue partout des histoires de silence. Elles se savent moins parce qu'on les tait, qu'on en revient jamais tout à fait, ça reste honteux. Des résidus il en a eu comme ça longtemps, il s'y est même accroché, faut-il être si couillon ? Domitilia. Il épelait les lettres de son prénom comme on égrène un chapelet, il attendait, guettait les signes, jusqu'à même plus savoir ce que ça pouvait être. Il se persuadait, se répétait les mêmes boucles bien rondes, qu'on donne sans attendre rien, qu'y a jamais d'histoires équitables, et de désirs parallèles. Au fond, jusqu'à la ville bleue, jusqu'à ce que le linge lui goutte et lui réveille le dedans, peut-être bein qu'il attendait encore, sans se dire, sans s'avouer de trop, et toute cette place laissée vide, c'est elle qui a bouffé la place de ses élans, de ses cartes, bouffé tout jusqu'à l'horizon.

Voilà comment s'opère le réveil. Lentement, comme au sortir d'un long brouillard, au-dessus d'une tasse de thé. Presque ça se verrait pas, mais déjà y'a comme un pas vers la ville bleue. C'est la poubelle qui parle, une poubelle à pédale gris métallisé, qui avale, les parfums, les tickets, tout le cinéma de Fellini qu'il n'a jamais vraiment aimé. Toutes les attentes restées vaines qui sont devenues des reliques. Ernesto, ça le tourneboule, cette frénésie, tellement qu'il jurerait avoir entendu les murs pousser un soupir, comme un soulagement. Le thé ça va bien deux minutes, maintenant on sort les bouteilles gardées pour jamais, juste une, juste un verre rouge-noir pour faire passer, s'agirait pas de se noyer non plus, s'agirait d'avancer vers nulle part, sans savoir, se faire peur un peu.

  • Je ne te le dirais jamais assez Mamz'Hel, tu es vraiment trop forte et un brin malicieuse dans l'art de faire passer les émotions ... de plus on ressent fort bien le plaisir que tu y prends ... et c'est tant mieux pour nous , merci

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • y'a pas mal de vécu saupoudré l'air de rien, juste que je le déguise, refile la patate à Ernesto, c'est juste un regard, et encore le regard d'un moment, après il va peut-être passer à autre chose, alors y'a pas de mérite ou de supers pouvoirs à dire, parfois ça serait du bavardage à soi,mais le plaisir d'écrire oui ça c'est certain, merci Marie.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Ce sera mon coup de coeur merci.

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    rosedulas

    • Chouette, alors, merci Rose

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Wouaaaa....c'est pas très littéraire, mais ça vient du coeur. une merveille cette série

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • Bah ce qui du cœur compte triple, ah, ah, merci, merci, sinon, tu m'encourages beaucoup, tous les petits mots posés m'ont aidés à pas lâcher Ernesto et me mettre des coups de pieds en avant, donc c'est super chouette.

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

    • (ce qui vient je voulais dire, je mange des mots aujourd'hui)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Avat

      hel

    • Y a pire comme régime ! :)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

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