L'absolution

violetta

On l'avait fait pénétrer dans une pièce du rez-de-chaussée, basse, fraîche, lumineuse malgré l'étroite ouverture à demi masqué par un feuillage filtrant les rayons du soleil. Les murs blanchis à la chaux n'étaient pas avares du peu de lumière qu'ils parvenaient à capturer : ils la renvoyaient avec générosité dans le petit espace clos et calme, qui ne renfermait qu'une table de bois et deux chaises paillées.

Clotilde posa son sac de voyage sur les tomettes cirées et regarda le crucifix accroché sur le mur opposé à la fenêtre : c'était le seul ornement de l'endroit… Elle eut un bref rire silencieux qui dessina un pli d'amertume autour de ses lèvres. « Le ton est donné, on sait vraiment qu'on est dans un monastère… » songea-t-elle avec ironie. En fait, elle était un peu mal à l'aise et ne savait quelle attitude intérieure adopter. Mais elle était esthétiquement touchée par la grâce du lieu.

Le frère hôtelier qui l'avait fait entrer ici lui avait laissé un pot d'eau fraîche et un verre épais sur la table, avant de dire doucement qu'il préviendrait, après les Vêpres, frère Marie Jean Pierre de son arrivée. Une cloche un peu fêlée appelait la communauté, et le moine s'esquiva furtivement. Sur le dallage, ses sandales n'avaient pas fait plus de bruit que les pattes d'un chat.

Frère Marie Jean Pierre… La dernière fois qu'elle l'avait vu, il s'appelait encore Mathias. Tout simplement. « C'était encore un homme, un vrai, un mâle… », se dit-elle avec une nouvelle bouffée d'ironie teintée de rancœur.

Dans le silence limpide, les échos d'un chant grégorien lui parvenaient par bouffées. Elle sut qu'elle allait devoir faire preuve de patience, ce qui n'était pas son fort ! Il l'avait fait exprès, bien sûr, de lui dire d'arriver à cette heure-là ! Pour la faire poireauter, pour lui faire perdre ses moyens, pour la mettre en condition ! « Ce n'est pas très charitable, pour un homme de Dieu ! » dit-elle à haute voix. Mais sa propre voix résonna désagréablement à ses oreilles, et lui parut totalement inopportune dans la simplicité candide de ce lieu. Elle eut tout à coup conscience de traîner avec elle toute la trivialité du monde qui était le sien : la ville, les affaires, l'argent, le matérialisme… Ici, tout cela s'émoussait, inutile, vain.

Comment vais-je l'appeler ? se demanda-t-elle. Ce nom ridicule… Marie Jean Pierre… Dois-je lui dire « Mon frère ? » ou « Frère ? ». Il n'est pas mon frère ! Tu n'es pas mon frère, Mathias, ni par le sang ni par la religion. Tu sais comme les bondieuseries m'exaspèrent. Elles t'exaspéraient aussi, il fut un temps… Avant que tu ne sois « touché par la grâce ». Et une nouvelle fois, elle sentit que son ironie était inefficace en ce lieu. A chaque trait, elle espérait se sentir revigorée par son propre mordant, et elle ne ressentait qu'une vague impuissance, comme dans certains des rêves qu'elle faisait parfois, où elle prenait tout son élan pour gifler quelqu'un de toutes ses forces, et où malgré ses efforts le coup arrivait tellement amorti que le destinataire n'en était même pas effleuré, à son grand dépit à elle qui s'épuisait dans ses tentatives redoublées…

Elle soupira et se dirigea vers la table pour s'asseoir. Ses talons résonnèrent, et elle envoya rageusement balader ses sandales de parisienne, ses attributs de citadine élégante et pressée… Elle écouta le petit vacarme s'atténuer et disparaître, et se laissa tomber sur une chaise. Les tommettes étaient tièdes et douces sous ses plantes de pied. Ce n'était pas désagréable. Elle caressa de la paume la surface patinée de la vieille table, rêveusement, et se servit un verre d'eau. Elle se souvint de la phrase de Saint-Exupéry : « Dans le silence seul, la vérité de chacun se noue et prend racines. »

Elle n'avait que très rarement l'occasion d'être ainsi livrée à elle-même dans une vacuité totale. C'était inhabituel et troublant, presque obscène, pour quelqu'un dont le métier est l'argent. Et le temps, c'est bien connu, c'est de l'argent ! Elle tapota nerveusement la table, maudissant ce Frère Marie Jean Pierre qui lui infligeait cette torture humiliante de l'attente…

N'ayant en pâture pour ses yeux que les murs nus, et pour ses oreilles que les bribes de chant liturgique, elle résolut de cesser de s'impatienter, et s'abandonna à l'instant présent. Expérience étrange. Rare. Dérangeante… Mais elle y fit face avec courage. C'était une femme courageuse. Avec des responsabilités qu'elle assumait sans faillir. Mais ici, elle n'avait aucun but concret vers lequel s'agiter et se mobiliser. Rien pour éviter de penser. Rien pour la détourner du douloureux sujet du sens de la vie. De sa vie…

« Quand tu seras là, je te dirai ma façon de penser ! Tu sais bien que j'ai horreur d'attendre ! Tu crois que j'ai tout mon temps ? Je dois être rentrée à Paris demain. J'ai plein de choses à faire ! Qu'est-ce que tu crois ? Que deviendrait le monde si on faisait tous comme toi ? »

Elle refoula énergiquement un sentiment de panique qu'elle sentait poindre : comment leur rencontre allait-elle se passer ? Pourquoi l'avait-elle provoquée ? Que venait-elle chercher ici ?... Elle avait fait tout le voyage avec une sémillante détermination, mue par une motivation dont elle n'arrivait plus à rassembler les arguments… Elle se sentit brusquement assaillie par la fatigue et regretta qu'il n'y eût pas dans cette pièce un meuble qui ressemblât à un canapé. « Maudits moines ! Toujours à se mortifier l'âme et le corps ! Comme si un peu de confort allait les mener en enfer ! » Elle ricana malgré elle, et se demanda quel pouvait être son aspect à ce moment. « Il n'y a pas de miroir, bien sûr ! Peut-être que cela vaut mieux, je dois être affreuse… L'amertume m'enlaidit, je le sais… Elle enlaidit tout le monde… »

Perdue dans ses vagues pensées, elle s'assoupit... Et tout à coup elle le vit à quelques pas d'elle. Il était entré sans qu'elle s'en aperçût et cela la mit en colère ! Il avait dû la voir voûtée sur sa petite chaise de paille, comme une épouse éplorée, et son orgueil en fut blessé. Elle se leva d'un bond, faisant tomber la chaise sur le sol. Le bruit lui mit les nerfs à l'épreuve et se sentir ainsi prise en flagrant délit de trouble et de maladresse acheva de la mettre dans des dispositions épouvantables. Elle se redressa de toute sa hauteur – en plus elle était pieds nus, et il était hors de question qu'elle aille chercher ses sandales là où elle les avait envoyées balader ! – et le toisa d'un regard froid. « Je dois lui sembler lamentable »… se dit-elle, avec un pauvre sourire de pitié envers elle-même. Fut-il dupe de ce sourire ? Sans doute que non. Mais depuis longtemps il n'était plus dans le jeu des apparences.

Il écarta les bras dans un geste d'accueil et avança vers elle, la prenant aux épaules et disant simplement :

- Bonjour Clotilde. As-tu fait bon voyage ?

Elle ne sut pas ce qu'elle bredouilla exactement en guise de réponse de convenance. Elle venait brusquement d'être happée dans « sa » présence. De Frère Marie Jean Pierre, il avait le regard limpide et direct, la robe de bure, les sandales de gros cuir, les cheveux coupés ras, le sourire serein. De Mathias, il avait la haute stature, les yeux bleus comme de la glace, les grandes mains couvertes de taches de rousseur. Les poignets qui sortaient des larges manches étaient toujours aussi forts, ombrés d'un duvet clair qui annonçait la toison blonde dont tout son corps était couvert. Son grand corps roux, clair, délié… Ce corps qu'elle avait tant aimé, caressé, dont elle avait joui et qu'elle avait fait jouir avec tant d'intensité, d'audace, de bestialité parfois…

Clotilde eut un éblouissement et se sentir défaillir.

En sursaut, elle sortit de son assoupissement passager. Elle se sentait lourde, la bouche pâteuse, la sueur collait ses cheveux à sa nuque.

Qu'est-ce que je fais ici ? dit-elle à haute voix.

Les cloches tintaient à nouveau. Elle but un verre d'eau, récupéra ses sandales. Il faut que je m'en aille vite ! je n'aurais jamais dû venir. Je ne sais même plus ce que je viens chercher ici… Si en fait, je le sais… je voulais savoir s'il avait des regrets… S'il me regrettait, moi, comme je l'ai regretté lui… Je venais pour lui faire du mal, car je ne suis pas guérie du mal qu'il m'a fait, je n'ai pas compris pourquoi il a fait ça, je l'ai pris comme un affront personnel. Quelle idiote ! Je suis venue ici pleine d'orgueil et de rage, avec des désirs de saccage. Pourtant, un autre homme m'aime et m'attend. Patiemment. Quelle idiote, mais quelle idiote !

Elle termina de boucler fébrilement ses sandales, ramassa son sac.

Enfin, je ne suis quand même pas venue pour rien ! Je me sens désormais capable d'aller vers le bonheur. Je ne veux plus être mon propre bourreau ! Plus jamais !

Elle se rua dehors, la chaleur l'écrasa mais elle courut le plus vite qu'elle put vers le portail, le cœur battant mais l'âme joyeuse. Ah ah ! c'est un miracle, cria-t-elle au frère hôtelier étonné qu'elle bouscula presque sur son passage. Elle poussa le lourd vantail et le laissa retomber derrière elle sans se retourner.

Dans sa fuite éperdue, elle n'avait pas vu un moine de grande taille, resté dans l'ombre du porche de l'église, qui l'avait suivie de son regard bleu comme la glace en remuant doucement les lèvres, dans une prière ou une bénédiction, peut-être… Il fit un signe de croix puis se dirigea vers le réfectoire pour rejoindre ses frères.

 

  • j'aime votre écriture :-)

    · Il y a environ un an ·
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    Maud Garnier

    • Merci beaucoup, cela me fait plaisir.

      · Il y a environ un an ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

  • Bravo pour ce texte qui sonne comme l'extrait d'un roman qu'il me plairait de lire. Votre style est ce qui n'est plus! J'adore.

    · Il y a plus d'un an ·
    Lwlavatar

    Christophe Hulé

    • Merci beaucoup ! UN roman ? Bien vu ! J'ambitionnais en effet quelque chose de plus long, pour cette histoire... Mais il faut, pour écrire un roman, plus de ténacité que je n'en ai... Un jour peut-être ?...

      · Il y a plus d'un an ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

  • cela pourrait sentir le vécu ? belle journée à vous Violetta :))

    · Il y a plus d'un an ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Eh bien non ! Mais forcément des petites touches éparses de ce que je suis, ou de ce que j'ai pu ressentir ou vivre, comme chaque fois qu'on écrit, n'est-ce pas ?... Mais pas du vécu... Merci et belle journée !

      · Il y a plus d'un an ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

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