L’ackee est mûr à point

lodine

L’ackee est mûr à point. Grave comme sa rareté, il rougit au soleil, accroché au feuillage vert comme une cerise sur le gâteau la Forêt Noire.

Toute la nuit, le ska a suffoqué dans les baraques ouvertes.  Les musiciens ont joué pour calmer les âmes tourmentées des vieux pères.  La colère a embué leurs yeux, parfois, devant les maints coups du sort : la pauvreté reste leur pain quotidien, les ancêtres sont morts pour rien.

Maintenant ils dorment, près des bouteilles de rhum vides qui trônent sur la table.  Des chiens lèchent les dernières gouttes du breuvage.  

Les rues transpirent des nouvelles du matin.  La bataille des gangs a encore ensanglanté les quartiers. Les enfants tournent autour des mères aux ventres ronds comme des ballons. D’autres femmes les chassent en faisant claquer leurs langues. Les gosses s’éparpillent en hurlant de joie. Ils ont revêtu leurs uniformes de coton bleu pour aller à l’école.   

L’île est verte, lointaine.  Mes rêves voguent, s’estampillent au gré des courants. Ils m’emportent là où Hemingway pêcha le marlin bleu, là où le barracuda et le poisson-perroquet  lui  offrirent un duel sans précédent.

Je fonds dans les éléments, dans l’air devenu chaud. L’oubli est vertigineux. Rien n’arrête mes pensées. Elles s’échappent de mon corps.  Hop, un coup descendant par ci: elles me coulent dans la fraîcheur des cascades de la Dunn ; hop, un coup ascendant par-là : elles me laissent contempler le mystère des Blue Mountains.  L’illusion est presque totale. Je suis le calibri, le vent qui caresse les branches de caféiers et de bananiers. Je deviens la mère qui tresse les cheveux de son enfant, avec,  à ses pieds, un chat sans queue. 

J’oublie d’où je viens, qui je suis. L’île s’engouffre par tous les pores de ma peau de blanche, la fertilise de ses saveurs nouvelles, de ses rites insulaires.  Je n’ai plus de nom, plus de maison.  

Mais, soudain, un volet claque. Une voix d’homme me fait sursauter.  En mode baryton, il entonne sa version à lui de Brel « Ne me quitte pas ».

Je reviens  avec difficulté dans la réalité de ma vie. Je saute au pied du lit, hésitante, la tête encore retournée par les transports de ma virée.  Dans la cuisine, la radio distille son chapelet de litanies coutumières. Un pâle soleil tente une percée à travers les nuages grisâtres. Le café répand un arôme qui achève de me réveiller.  Mon homme m’attend. Mon rayon de soleil à moi.  

Cette nuit, il sait pourtant que je serais de nouveau partie, loin de lui, dans mes pensées.  Depuis une semaine, je quitte mon enveloppe charnelle pour m’abreuver aux rivages de l’île verte.  Plusieurs fois, il a voulu me réveiller pour me faire l’amour.  Il n’y est pas arrivé. Je suis devenue hermétique, semblable aux escargots qui rampent si doucement devant le perron de la maison qu’on les oublierait, si l’on ne voyait la trace de leur long périple s’incruster dans le béton.  Mon homme a peur pour moi. Il me le dit, chaque matin. Avec sa bonne voix de baryton.

Je chuchote vers lui : « Ne t’inquiète pas, mon amour. Je reviendrai. Laisse-moi encore un peu de temps. »

Signaler ce texte