Laetitia

Marc Menu

La ligne du 94 a toujours eu ma préférence. Combinée avec le 45 d'un côté, et le 92 de l'autre, elle permet de faire quasiment le tour de la ville en tram, et ce pour moins de quatre euros. Et même, le 23 permet de boucler la boucle et de revenir au terminus du 45, ce qui… Je pourrais y passer des journées entières.
Cet après-midi-là, j'étais donc sorti de chez moi, un bon livre en poche, et bien décidé à m'offrir une de ces longues promenades assises dont je fais mes délices. Une rue à descendre, et me voilà à l'arrêt du 94. Un petit soleil de début de printemps rendait la perspective du trajet encore plus agréable.
Deux dames d'âge bien mûr occupaient à elles deux, avec l'ample complicité de leurs sacs, les quatre places assises de l'aubette. Le tout sous l'œil acerbe d'une troisième dame, visiblement indignée par leur sans-gêne – et qui ne se serait sans doute pas privée d'en faire tout autant si elle avait été à leur place.
Le tram arriva, elles se bousculèrent, je m'en amusai intérieurement. Tout était dans l'ordre. Je pris mon temps, vu que le tram, à cette heure, était toujours vide. Et m'installai paisiblement dans un coin fenêtre, sens de la marche, vue sur les arbres bientôt en fleurs.
Soupir d'aise… Le véhicule s'ébranle, je sors mon livre, et me voilà comme au coin du feu.
Les quartiers traversés étant plutôt bourgeois sur cette partie de la ligne, les usagers étaient pour la plupart du même acabit. Ma surprise en fut d'autant plus grande, à l'arrêt « orée », de voir monter deux jeunes femmes, vêtues toutes deux d'une tenue de cuir très moulante. Le meilleur restant à venir : la plus petite des deux avait les yeux bandés – et un collier de cuir autour du cou. Collier prolongé par une laisse que tenait négligemment son amie.
À la seconde même, toutes les conversations en cours s'arrêtèrent net. Et toutes les têtes se tournèrent, parfaitement synchrones, vers les nouvelles arrivantes. La plus grande murmura quelque chose à l'oreille de sa soumise, qui rougit légèrement sous le bandeau. Un sourire apparut en même temps sur leurs lèvres.
Elles vinrent s'asseoir juste en face de moi. Je les observai du coin de l'œil. La soumise devait être fort jeune, une vingtaine d'années tout au plus. Elle avait de très jolies lèvres, naturellement souriantes, encadrées d'adorables fossettes. Ses longs cheveux noirs renforçaient l'impression donnée par sa tenue. Quant à ses mains, timidement croisées sur ses genoux, elles étaient toutes sages, toutes simples, toutes douces.

L'autre était tout le contraire, tout en flamboiement. Elle avait bien dix ans de plus. Ses cheveux roux coulaient en cascade sur ses épaules, son regard était rendu quasiment hypnotique par un maquillage savant, ses lèvres, d'un rouge vif, d'un rouge cruel, sonnaient comme une invitation à se faire dévorer. Quant à ses mains, ornées de deux lourdes bagues d'argent, elles se terminaient par des ongles d'un bleu profond.
La dominante alpha, ainsi que je l'appelais dans ma tête, me regardait, sourcil haut levé. N'étant pas du genre à baisser les yeux, je soutins son regard. J'avais un peu de mal à cacher mon amusement, et d'ailleurs, nous finîmes par sourire tous les deux.
- Même pas peur, fis-je à mi-voix.
- Ce serait bête d'avoir peur, répondit-elle. N'est-ce pas, Laetitia ?
La jeune femme soumise acquiesça d'une voix extrêmement douce. La curiosité reprenant le dessus, je ne pus m'empêcher de renchérir.
- Et… pourquoi Laetitia est-elle punie ?
- Elle n'est pas punie… Je la promène, répondit mon interlocutrice avec un clin d'œil.
Qu'est-ce que ça doit être quand elle est punie, pensai-je dans mon for intérieur. Elle dut deviner mes pensées, car son sourire s'accentua.
- La promenade est bonne ? me contentai-je de demander.
- Vous pouvez le lui demander directement, elle a l'autorisation de vous répondre…
Je répétai ma question à l'intention de Laetitia. De la même voix douce, elle me répondit
- Excellente, je vous remercie. Surtout après avoir été privée de sortie pendant quinze jours, ajouta-t-elle. Et il me sembla voir un demi-sourire provocateur se dessiner sur ses lèvres.
Sa maîtresse imprima une légère pression sur la laisse… Laetitia se cabra. Immédiatement, elle reprit :
- Pardon, Julie.
La maîtresse se détendit et me fit un autre clin d'œil. Elle s'adressa à moi :
- Vous n'êtes pas trop gêné de parler avec nous ? tout le tram vous regarde…
- Et pas mal d'hommes doivent m'envier, complétai-je en lui rendant son clin d'œil.
Son regard se fit plus intense, plus pénétrant, comme pour me sonder. Je fis un geste de dénégation.
- Je ne suis pas un soumis, souris-je. Mais vous êtes toutes les deux fort belles.
Elle ne répondit pas tout de suite. J'en profitai pour jeter un coup d'œil autour de moi et constater qu'en effet, le tram entier n'avait d'yeux - et d'oreilles - que pour nous. Je me tournai vers la fenêtre. Nous approchions du goulot de l'avenue Louise, terminus de cette ligne. Je me préparai donc à dire au revoir à ces deux bien étranges jeunes femmes, lorsque Julie me demanda :
- Offrez-nous un verre ?
Je la regardai, surpris.
- Est-ce un ordre ?
- Non, sourit-elle. Une proposition.
- Si c'est ça, dis-je, j'accepte.
Nous nous éloignâmes donc, sous le regard éberlué des passants, et nous installâmes dans une taverne toute proche. Julie sortit de son sac à main une paire de menottes, saisit le poignet de son amie et l'attacha à un des barreaux de sa chaise. Elle commanda ensuite, en habituée, trois flûtes de champagne. Dont une avec paille, ajouta-t-elle sans perdre son sérieux.
Avec le même sérieux, le serveur apporta la commande – paille comprise. Nous trinquâmes – Laetitia à tâtons – et la conversation prit un tour que je n'avais pas vu venir.
- Comment trouvez-vous Laetitia ?
La question me désarçonna. Je lui jetai un coup d'œil à la dérobée avant de répondre.
- Délicieuse. Un peu mystérieuse aussi. Et terriblement appétissante, conclus-je en souriant.
La jeune femme rougit sous le bandeau. Julie reprit :
- Aimeriez-vous la promener ?
Il s'en fallût de peu que je m'étranglasse – et je vous prie de considérer ce subjonctif comme un aveu ultime de mon cabotinage. Mais revenons à nos amazones. Je choisis de répondre par une pirouette.
- La promener, non. Me promener avec elle, avec grand plaisir.
Julie me considéra sans rien dire... les lèvres de Laetitia s'arrondirent dans une expression de surprise. Le silence s'installa. Je buvais à petites gorgées, pour me donner une contenance, et sentais les yeux verts de la dominatrice posés sur moi. Elle sembla hésiter, puis :
- D'accord. Je vous la laisse pour l'après-midi.
Elle sortit un calepin de son sac, y griffonna quelques mots, me le tendit.
- Vous me la ramènerez à 19h précises à cette adresse. Et je vous demande en confiance de ne pas lui enlever son bandeau.
L'aventure était trop tentante. Je promis.
Et c'est ainsi que, toutes bulles bues, nous nous retrouvâmes sur le trottoir, Julie s'en allant de son côté et nous du nôtre… la laisse et les menottes étant retournées dans le sac de la belle femme rousse.
De sa voix douce, Laetitia me demanda :
- S'il vous plait… voulez-vous me donner la main ?
Je pris dans la mienne sa main toute fine, et la trouvai fraîche comme une rivière en été.
- Où m'emmenez-vous ?
- La bonne question serait : où voulez-vous aller ? vous n'êtes pas ma soumise, vous êtes mon invitée.
Elle eut un petit rire clair et reprit, visiblement contente :
- Pouvons-nous aller au Bois de la Cambre ?
En cette avant-saison, les allées du bois étaient un ravissement, une déclinaison de nuances vert tendre. Je la voyais humer les parfums de la nature en plein réveil, se réjouir du chant des oiseaux et du bruissement des feuilles. Je n'y tins plus.
- N'aimeriez-vous pas que j'enlève votre bandeau ? vous pourriez profiter du spectacle, il est joli.
- Et votre promesse à Julie ? sourit-elle.
- Serait-ce si grave ? Elle n'en saurait rien…
Elle fit la moue.
- Oui, ce serait grave. Et je ne veux pas mentir à Julie.
- Elle est donc si importante ? m'impatientai-je. Elle est votre maîtresse ?
- Julie est mon tout, dit-elle simplement.
Je me le tins pour dit, et la promenade se poursuivit dans une atmosphère moins détendue. Elle me parla beaucoup de Julie, à qui elle disait tout devoir : sa vie de femme, ses plaisirs, ses projets même. Sans son amie, sans doute se serait-elle supprimée depuis bien longtemps.
J'essayai d'objecter que tout de même, elle semblait surtout vivre sous son joug. Elle me répondit que sans cette douce contrainte – ce sont les mots qu'elle utilisa – sa vie perdrait tout son sens. Et que son bandeau était le signe de son appartenance à Julie, la signature de leur pacte.
Je n'insistai pas, et la conversation reprit un tour plus paisible. Elle me raconta sa passion pour la musique. Elle jouait du violoncelle, composait ses propres morceaux, espérait enregistrer un disque – vinyle, précisa-t-elle, parce que c'est un plus bel objet, et aussi pour la qualité sonore. Julie, qui l'encourageait dans cette voie, s'occuperait de le produire et peut-être de lui organiser un concert.
Cela semblait beaucoup l'amuser.
- Une violoncelliste au look de soumise avec un bandeau sur les yeux, ça fera un tabac…

Il était 18h57 quand je sonnai à la porte, au 13 de la rue Pascal De Duve. Julie vint nous ouvrir, radieuse dans une longue robe vert d'eau. Seuls ses escarpins à talons vertigineux attestaient encore de sa nature dominante. Elle accueillit son amante d'un long baiser sur la bouche. Puis, me tendant la main :
- Merci d'être de parole. Reviendrez-vous ?
- Oui, volontiers. Si Laetitia accepte de jouer du violoncelle.
- Avec grand plaisir, sourit encore Laetitia.
Je ne pus m'empêcher d'ajouter
- Cette fois-là, me montrerez-vous vos yeux ?
- Non, claqua la réponse de Julie.
Mais avec un sourire, elle poussa doucement Laetitia vers moi. La jeune femme me donna un baiser sur la joue et, dans un murmure :
- Vous n'avez donc pas compris ? Je suis aveugle…


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