L'Âge de brique
petisaintleu
Je m'en souviens comme si c'était hier. En 1973, j'avais quatre ans. L'impasse de Trieux n'était pas encore goudronnée. La voie était à peine empruntable. Les herbes masquaient des nids de poules qui, au printemps, se paraient de marguerites et de pissenlits que nous retrouvions en salade au dîner.
Mon esprit immature ne faisait pas de différence. Le cynisme ne se développa qu'à l'âge ingrat. Alors, ils me feraient honte. J'étais loin d'imaginer que mes camarades de jeux finiraient quatre décennies plus tard désespérés, tenus à bout de bras par les aides sociales. Un ballon de foot nous suffisait pour occuper nos journées. Quand, par chance, un des garages en enfilade se trouvait libre d'une Ami 8 ou d'une R12, et que son occupant ne l'avait pas fermé à clé, il se transformait en cage de gardien. Platini, Batiston et Gires occupaient le terrain.
Lorsqu'il pleuvait, c'est en général le cas un jour sur deux à Fourmies, les contreforts des Ardennes font barrage aux nuages qui viennent s'y écraser pour déverser leur crachin, nous nous repliions à l'intérieur. Quand mes copains n'étaient pas disponibles – on les appelait fréquemment d'un beuglement tout aussi intraduisible que compréhensible par le flot d'insultes qu'il contenait – je mettais ma grand-mère à contribution pour une partie de jeu de dada ou un loto. Si elle s'absentait trop longuement à la cave – elle en revenait en général toute guillerette, surtout quand le livreur de bière était passé dans la matinée – C'est mon grand-père qui prenait pudiquement le relai.
Mais, attardons-nous sur la cave. Avec mes yeux d'enfants, elle représentait le lieu le plus mystérieux de la maisonnée de brique. L'eau courante n'était pas encore installée. D'ailleurs, pour nos besoins, nous devions nous rendre dans le cabanon du minuscule jardin. Je me faisais rapidement à l'odeur un peu écoeurante qui s'en échappait et des escadrilles de mouche bleues qui en faisaient leur quartier d'été. Pour la toilette, un gant de toilette suffisait à me débarbouiller. Je n'avais pas encore la sagesse de l'adolescence et le soucis de propreté qu'exige le sexe opposé.
Ainsi, à la cave se trouvait un réservoir d'eau. Quand j'y jetais un coup d'œil, je m'effrayais de sa profondeur. Ma grand-mère, qui y habitait depuis sa plus tendre enfance, m'avait raconté que l'habitation avait été réquisitionnée par les Allemands lors de la guerre de 14-18. Quelques graffitis dans une langue inconnue en témoignaient. Je m'imaginais que des cadavres de soldats torturés au préalable devait terminer d'y pourrir. Il faut dire que Mémère m'avait autorisé à regarder Le Vieux Fusil, développant en moi des idées macabres et troublées par la beauté de Romy Schneider. Dans la cuisine, qui faisait également office de salon, de salle à manger voire de chambre d'amis, les robinets ne firent leur apparition qu'avec le tout-à-l'égout, en 1978. Pour récupérer l'eau courante de la retenue d'eau, je me faisais un plaisir de jouer au Shadock pour pomper, pomper, pomper et récupérer dans une bassine le liquide qui chaufferait sur le poêle à charbon.
Donc, quand ma grand-mère transformait en antre de Bacchus le sous-sol, il me conduisait au paradis, le grenier. Après que j'eus découvert sur la vieille Telefunken en noir et blanc Fernandel et Ali Baba, il était clair qu'il en était une annexe. Pépère ressortait de vieux cartons des photos jaunies de son incorporation au Maroc en 1939. Il me jouait un air de banjo. Il me montrait comment fonctionnait le métier à tisser qu'il avait fabriquait de ses mains propres de garçon de salle qu'il avait occupé toute sa vie dans un sanatorium, balayant les salles et torchant des culs.
Il y avait encore mieux, le nirvana. Quelquefois, le fils Dutieux m'invitait à venir jouer chez lui. Ma maman me répétait toujours qu'il était très intelligent et qu'il irait loin. Elle le pense toujours aujourd'hui. Pensez donc, il termine sa carrière comme adjudant-chef dans la gendarmerie. Sa mère le couvait. Il faut dire que son grand frère, Bernard, n'avait pas été gâté. Quand il parvenait à s'enfuir de sa chambre, il essayait de communiquer par borborygmes, un filet de bave coulant sans discontinuer au coin de ses lèvres, se torturant sans cesse les mains, sans doute conscient de ne pouvoir être compris. Jamais il ne fut violent. Quand cet innocent, si maladroitement doux, voulait me faire un câlin, il me faisait penser aux grands singes découverts grâce à Marlyse de la Grange dans Les animaux du monde. Philippe, lui, me déballait fièrement son Manuel des Castors Juniors, ses soldats Atlantic au 1/72e et même des figurines de Goldorak et d'Albator. Je compensais ma frustration en mettant en avant mon vocabulaire guerrier et ma stratégie militaire qui me servaient à gagner des batailles sur la moquette épaisse de sa cambuse.
À la fin des vacances, mon papa venait me chercher en R16, convoitise de tout le voisinage. Je gardais les yeux ouvert au moins jusqu'à Valenciennes. De loin, dans la nuit, on apercevait les hauts fourneaux, antichambre de l'enfer, cracheurs de feu. Puis, je m'endormais, avant de regagner l'autre monde.
Le mur de l'impasse a été détruit. La prairie qui se trouvait derrière, où paissaient encore quelques bovins dans ma jeunesse, a depuis longtemps était remplacée par un lotissement, des cahutes à lapins, comme on dit dans le Nord pour désigner les maisons en préfabriqué. On ne peut donc plus y jouer au foot. Les jours de pluie, et même quand, rarement, il fait grand soleil, les gamins restent à jouer avec leur console, les yeux exorbités. Il faut dire que le shit ou l'héro a remplacé la bière du Pélican. Mais les chiottes ont toujours cette odeur âcre. Les mères de famille, quand elle ne sont pas aïeules à trente-cinq ans, fatiguées par vingt années de chômage, n'ont plus le courage de les nettoyer. Les sanatoriums ont disparu, le sida, H1N1 ou Ébola a remplacé les crachats des tuberculeux. Les figurines en plastique ne sont plus commercialisées. Sur le terrain, on leur a préféré des drones. Mais, ils font le bonheur des bobos qui se les arrachent, en souvenir de leur innocence perdue.
C'était toujours mieux avant.
Je ressens l odeur c est saisissant
· Il y a plus de 9 ans ·Diane Dorphin
Nostalgie, surtout de la solidarité dans la pauvreté. Aujourd'hui, la pauvreté de traduit par solitude, 150 000 SDF aujourd'hui en France ( Fondation Abbé Pierre)
· Il y a plus de 9 ans ·Je pense qu'il faudrait pouvoir donner nos mains nos plumes à ces sans voix ces invisibles, pour qu'enfin nous comprenions ce que chacun d'entre nous leur imposons par notre indifférence.
Christian
Merci pour votre commentaire. Je m'y attèle avec mon pauvre petit clavier, un atome dans un océan d'indifférence qui finira par tous nous engloutir.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
J'aime beaucoup quand tu écris dans ce registre, c'est toujours très émouvant !!
· Il y a plus de 9 ans ·marielesmots
Ces souvenirs de bric et de broc me parlent infiniment. J'aime beaucoup ces textes sur ton passé. Peu importe, au fond, qu'ils soient vrais ou pas. L'important, c'est la sensibilité qui en émerge et la puissance descriptive qui en ressort.
· Il y a plus de 9 ans ·veroniquethery
Ai-je besoin de préciser que j'ai mis 5/5 et coup de cœur ?
· Il y a plus de 9 ans ·veroniquethery
Merci.
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Y a du Philippe Claudel là dedans. Ça sent bon le souvenir d'enfance.
· Il y a plus de 9 ans ·erge
A moins que mon imagination ne me mène très loin. Va savoir ...
· Il y a plus de 9 ans ·petisaintleu
Je vous parle d'un temps......j'aime beaucoup !!
· Il y a plus de 9 ans ·ade