L’âge des bleus.
petronille
Il attendait déjà sous l’abribus quand je suis arrivé. Un gamin comme tous les autres, les baskets à moitié lacées, le sac énorme dans le dos, le visage baissé sur un jeu électronique coincé dans la paume. On a entendu le bus approcher, la porte s’est ouverte. Le gosse s’est faufilé devant moi, pressé, faut croire, d’aller au collège. Rien de spécial, quoi. Sauf qu’alors j’ai vu ses yeux. Un énorme coquard à l’œil gauche. Tous pareils. A se castagner dans la cour. J’ai pensé que moi aussi. Comment il s’appelait, déjà, celui qui m’avait démis le genou ? Et la fois où je suis rentré avec le pull arraché. Ma mère, elle m’a. Enfin, ça fait des souvenirs, quand même. C’est pas l’âge ingrat, qu’on devrait dire, mais l’âge des bleus.
D’autres sont montés à l’arrêt suivant, et encore d’autres plus loin. Lui est resté au fond, seul. Ils sont descendus sur la place du Commerce, le collège est juste derrière. Moi j’ai continué jusqu’à la mairie. Bureau de l’aide sociale. Déjà la queue dans l’escalier quand je suis arrivé. J’ai entendu, Ils pourraient ouvrir plus tôt. J’ai l’habitude, j’ai pris mon temps, mon imper sur un cintre, regarder les fax. Une petite vieille commençait à râler. La routine, quoi.
Quand je sors, les gosses du collège ne sont pas là, on n’a pas les mêmes horaires. Dans le bus c’est plus calme. Une chance. Parce que moi, crevé, avec tous les râleurs. Et la nouvelle stagiaire qui ne sait même pas recharger la photocopieuse. J’ai pas eu le courage d’aller chez l’Arabe. Des raviolis en boîte, c’est tout ce qui me restait.
Le lendemain matin, il est encore là. Son bleu sur l’œil, il a commencé à virer au jaune. Normal. Je lui ai souri. En vieilles connaissances. Il a tourné la tête. J’ai insisté. Dit que c’était un peu bête de se battre avec les copains. S’est écarté. Alors une espèce de pimbêche que j’avais pas vue arriver m’a lancé, que ce gamin qu’est-ce que je lui voulais, et que j’avais intérêt à le laisser tranquille, que sinon. Elle se croyait au rayon faits divers, attentat à la pudeur, détournement de petits garçons, bref une conne. J’ai laissé tomber.
La stagiaire aussi, une autre conne. Ecoute les gens pendant des heures, toujours les mêmes plaintes, n’a pas encore compris que la queue, faut qu’elle avance. Je continue à recharger la photocopieuse. Les périodes d’essai, elle doit connaître. Quoique. Le chef de service, il reluque son décolleté.
Toute la semaine suivante, rien de particulier. Pas vu le gamin au bleu. La stagiaire a rechargé la photocopieuse. En panne, maintenant. Je dois monter à l’état-civil. C’est moi qui fais la queue. A leur photocopieuse. Le soir, encore plus crevé. Hier, comme un con, je me cogne la tempe sur l’angle de la porte du placard. J’avais oublié de la refermer. C’est dire. Putain, qu’est-ce que ça fait mal ! Je sais pas pourquoi, j’ai pensé au gosse avec son bleu. Pas une tête de bagarreur, quand j’y repense. Plutôt bon genre, pas de casquette, le style à habiter le quartier des petites villas chics, celles que je vois de mon balcon.
Je l’ai plus vu pendant une dizaine de jours. J’ai pensé qu’il y avait des vacances, les profs ils en ont tout le temps, pas comme nous à la mairie. J’ai demandé à la boulangère, elle sait ça. Elle a eu l’air étonné. Ma question était idiote, les autres gamins montaient dans le bus. Alors.
Il est revenu un mardi. Avec un bleu. Un nouveau. Sur une joue. Salement amoché. Pas une porte de placard. Il est trop petit. Il doit avoir un frère. Un grand. Costaud. Qui le dérouille parce qu’il est jaloux. Le petit préféré. Chez mes cousins c’était comme ça. Et puis ça passe.
J’ai eu envie de le consoler. Mais j’ai rien dit. Je ne veux pas d’histoires. Avec une autre conne, on ne sait jamais. D’ailleurs je perdrais mon temps, il est pas causant.
Le service technique est enfin passé. La photocopieuse est réparée. J’ai dit à la stagiaire de plus y toucher. Elle va promener ses seins sous le nez du chef de service, ça l’occupe à plein temps. Si ça continue je vais craquer, tout seul à affronter des mères hystériques avec leurs mômes dans la poussette, qui gueulent aussi, moi je serais d’accord pour leur donner une place en crèche, ils iraient gueuler ailleurs, mais des places, j’en ai pas.
Ce soir je me suis dit que je devrais m’offrir un petit plaisir, pour décompresser, peut-être aller manger une pizza. Dîner seul au resto ça me gêne pas, au contraire. J’ai pris une douche, j’ai mis ma chemise à carreaux beige, ma préférée. Pendant que je laçais mes chaussures, j’ai entendu la sirène d’une voiture, des flics ou des pompiers, comment savoir. Je suis allé sur le balcon, j’ai vu deux voitures avec un gyrophare près d’une maison du quartier chic. Je suis descendu. Comme j’avais rien qui pressait, je suis allé regarder. Il y avait un attroupement, des gens qui parlaient, qui avaient l’air de savoir, que c’était affreux, personne s’en doutait, dans le quartier tout était calme, les parents on les connaissait pas, ils avaient l’air normaux, c’était honteux, des gens comme ça faudrait rétablir la peine de mort, personne avait jamais rien remarqué, il était déjà dans le coma. Les flics nous ont fait reculer, j’ai eu le temps d’apercevoir la civière, et le gosse, mon gosse, couché, le visage tout blanc, il n’y avait plus de bleu, seulement un regard vide, et la tête ballottant pendant que les infirmiers glissaient la civière dans l’ambulance.
J’ai pensé que. J’aurais pu dire que. Mais on me demanderait si. Et quand. Je ne veux pas d’histoires. Et d’ailleurs, maintenant, ça ne servirait à rien. Je suis parti. Je suis remonté chez moi. J’ai ouvert une boîte de raviolis.
J'aime beaucoup ! la vie, quoi !!
· Il y a plus de 12 ans ·lyselotte
Chronique d'une mort annoncée très bien amenée.
· Il y a plus de 12 ans ·sophie-l
c'est vraiment mon cdc, c'est très bien écrit, ça file, et puis on commence à se douter,enfin, moi, j'y pensais... c'est violent , c'est la violence ordinaire noyée dans le quotidien... merci.
· Il y a plus de 12 ans ·lounalovegood