L'amour au-dessus de tout

David Charlier

En traînant la patte à travers le séjour, Simone se dirige lentement vers la cuisine. Dans le couloir de distribution, elle accorde un regard furtif à travers l’embrasure de la porte de ce qui était autrefois une bibliothèque pleine de charme. Celle dont ils avaient toujours rêvé avec Raymond. Penser à son mari la fait soupirer. Avec le temps, la pièce s’est ternie, les livres se sont couverts de poussière mais elle est devenue un refuge pour le vieil homme. Un refuge qu’il ne quitte plus depuis des semaines. Elle s’en est accommodée et respecte ses choix, comme elle l’a toujours fait, même si elle ne comprend pas toujours. Avec l’âge, les règles d’un couple changent et la communication aussi.

Elle arrive à la destination qu’elle s’est fixée, le frigo. Il faut dire qu’il est presque onze heures et qu’elle doit préparer le repas. D’une main tremblante, elle arrache péniblement la porte à l’attraction de ses joints et se courbe pour en examiner l’intérieur. Elle attrape une barquette de fraises qu’elle présente devant ses lunettes pour les examiner. Les fruits sont recouverts d’une épaisse couche de moisissure et sentent le pourri.

— Encore, murmure-t-elle.

En trottinant, elle va jeter le tout à la poubelle et sort de la pièce pour entrer dans la bibliothèque. Comme il en a donc pris l’habitude depuis quelque temps, le vieil homme est assis dans l’épais fauteuil en cuir qui trône au centre de la pièce, à côté de celui de Simone. De timides rayons de soleil viennent frapper le tapis au fond de la pièce, à travers les volets entrouverts. Elle s’approche tous sourcils froncés, les mains sur les hanches. Sa voix, naguère ferme et autoritaire, est chevrotante.

— Raymond, tu exagères ! Tu n’as pas mangé les fraises que je t’ai achetées. Arrête de faire l’enfant, je sais que c’est ton fruit préféré. C’est bien la peine que je pense à toi, tiens ! A mon âge, ce n’est pas raisonnable de sortir pour rien. Alors fais en sorte de manger ce que je te ramène. C’est comme le ragoût que j’ai fait hier. Tu n’as rien avalé.

Le vieil homme reste imperturbable sous les reproches de sa femme. Il ne lui accorde même pas un regard, les yeux plantés sur la fenêtre et le jardin que l’on devine derrière. Simone attend quelques secondes, puis quitte la pièce en haussant les épaules, de guerre lasse.

— Tu pourrais répondre, au moins, ajoute-t-elle.

En épluchant une poignée de carottes, un peu plus tard, elle repense à ce qu’ils ont vécu ensemble. Quand elle le regarde, elle voit toujours le beau jeune homme qu’il était juste après la guerre. A l’époque, elle est tombée follement amoureuse de ses yeux marrons, de sa silhouette élancée, et malgré tout musclée. Ils ont vécu plus de quarante années de bonheur, après la naissance de leurs deux fils, Patrick et Philippe. Une fois adultes, ces derniers ont quitté le village pour tenter leur chance dans les grandes villes de la région. Ils viennent de temps à autre leur rendre visite. Elle se rend compte bien sûr qu’elles s’espacent de plus en plus, surtout depuis qu’ils se sont mariés et ont eu à leur tour des enfants. Une histoire banale, en somme, pense-t-elle en mettant la dernière main à une vinaigrette. Au fil du temps, Raymond s’est toutefois peu à peu replié sur lui-même. Jusqu’à une aggravation subite ces dernières semaines. Il ne dort plus avec elle, ne parle plus, ne mange presque pas, à en juger par ce qu’elle constate dans le frigo. Il reste avachi toute la journée dans ce fauteuil sans bouger. Plus jeune, elle l’aurait soupçonné d’avoir une maîtresse. Mais à leur âge, plus que vénérable, les plaisirs de la chair n’ont plus le même attrait que dans le passé. Il vieillit, c’est tout, se dit-elle quand la peine se fait trop sentir. Elle ne peut pas dire qu’elle l’aime avec la même fougue quand dans sa jeunesse. Elle ressent plutôt une profonde tendresse pour cet homme. Ils se connaissent si bien que les mots sont devenus inutiles, remplacés par les messages télépathiques transmis par les regards qu’ils s’échangent. Malgré son mutisme, elle n’a pas renoncé à vivre comme d’habitude. Il ne sortait de toute manière pas plus que ça depuis son attaque cardiaque. Bien sûr, elle a plus de mal à monter et descendre les marches du perron, à parcourir les ruelles du village. Elle a renoncé au confort de sa chambre à l’étage pour occuper la chambre d’ami du rez-de-chaussée. Mais cette vie lui convient, tant que Raymond reste auprès d’elle.

Elle sort de ses pensées et remplit deux assiettes de carottes râpées. Elle ajoute une tranche de jambon pour chacune d’elles, ainsi qu’une portion de fromage et une pomme. Elle finit de remplir deux plateaux de service avec des couverts. Satisfaite, elle emporte le premier dans la bibliothèque pour le poser sur une desserte glissée devant le fauteuil de son mari.

— Raymond, essaie de manger un morceau, d’accord ? demande-t-elle d’une voix où elle tente de masquer son inquiétude.

Elle attend quelques secondes, puis quitte la pièce en silence. Elle se sent découragée par son état et sa catatonie. Si d’ici quelques jours il décide toujours de bouder, elle en parlera à Philippe. Leur aîné a toujours réussi à le raisonner, Simone compte dessus pour le sortir de sa léthargie. Bien qu’il habite à 500 kilomètres de chez eux et n’a pas parlé de venir les voir avant Noël, elle espère que Raymond réagira en entendant son fils parler. La semaine dernière, elle avait préparé le terrain en évoquant au téléphone « une grande fatigue » pour justifier le fait que Raymond ne vienne pas glisser quelques mots dans le combiné.

Elle va chercher son repas et s’installe dans le canapé du séjour, la télévision branchée sur les jeux du midi de la première chaîne. C’est son moment détente de la journée, et elle n’y renoncerait pour rien au monde. Après les informations, elle enchaînera sur les feuilletons de l’après-midi, puis s’endormira pour une courte sieste.

Ce qui finit par se produire deux heures plus tard, comme une partition couchée sur du papier à musique. Simone respire doucement pour un sommeil sans rêve quand un bruit sourd la réveille en sursaut. Elle se redresse d’un bond, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine. D’instinct, elle resserre d’une main tremblante le col de sa blouse.

— Raymond, c’est toi ? ose-t-elle d’une voix timide.

Personne ne répond pour apaiser son angoisse. Elle se lève, éteint le poste de télé et se dirige d’un pas hésitant vers le couloir. Elle manque s’évanouir quand elle aperçoit la silhouette sombre d’un homme devant la porte d’entrée. Elle ne peut en voir que les contours, à cause de la vitre en verre goutte d’eau, et baignée de soleil qui surplombe la porte. Il se tient devant, immobile et la regarde sans ciller. Sans tomber dans la paranoïa, elle a entendu maintes et maintes fois les récits d’agressions horribles chez des personnes âgées. L’imagination de Simone passe donc par mille détours pour aboutir à chaque fois aux scénarios les plus noirs. Elle manque s’uriner dessus quand la forme se met à parler.

— Madame ?… Que faites-vous là ? Je croyais qu’il n’y avait personne ici.

— Laissez-nous ! hurle-t-elle, au bord de l’hystérie.

Elle réalise soudain que Raymond ne l’a pas rejointe. Affolée, elle fouille les lieux du regard, cherchant sa rassurante présence. Mais elle est seule avec l’inconnu.

— Qu’avez-vous fait de lui ? Qu’avez-vous fait à mon mari ? Où est-il ?

Au bord des larmes, elle recule quand l’homme tend une main vers elle. Il avance d’un pas, puis d’un autre, pendant qu’elle s’enfuit vers le séjour.

— Madame ?! Attendez ! Je ne vous veux aucun mal, je veux juste vous parler…

Simone disparaît en courant aussi vite que ses jambes le lui permettent et se rue sur les tiroirs d’un vaisselier. Elle farfouille à l’intérieur en faisant tomber sur le sol les papiers, clés et autres boutons de culotte qui l’encombrent. L’autre prend son temps pour la rejoindre, comme s’il était sûr que sa proie est si fragile qu’elle ne peut pas lui échapper. Quand la vieille femme se retourne armée d’un vieux pistolet allemand, il se fige, les bras déjà à moitié levés. Simone peut désormais examiner ses traits à loisir et s’approche avec son arme.

— Restez sage, mon garçon ! lui dit-elle. Ce que je tiens dans mes mains est un Lüger que mon mari a chopé sur un boche pendant la guerre. Il l’a très bien entretenu, et je peux vous garantir qu’il marche très bien.

Un voile de transpiration vient peu à peu recouvrir le front de l’homme. Elle s’approche de son assaillant à pas mesurés pour le faire reculer.

— Je n’ai pas l’intention de vous tirer dessus, mais si vous faites le zouave je n’aurais pas le choix. On n’a pas d’argent ici, pas d’objets de valeur. J’espère juste que vous n’avez pas fait de mal à mon Raymond. Il a le cœur fragile et…

— Raymond, c’est votre mari ? l’interrompt-il.

— Oui, oui ! répond-elle, interloquée.

— Mais ?… Il est mort, madame… Je suis désolé…

Sous le coup de l’émotion, le doigt de la vieille femme se crispe sur la détente et un coup claque, sec et brutal. L’homme porte la main à sa poitrine en baissant les yeux sur l’auréole rouge qui s’étale sous ses phalanges, puis relève la tête vers le canon fumant de l’arme, avant de s’effondrer sur le sol. Une grimace de stupéfaction et de douleur vient recouvrir son visage. Ses yeux humides cherchent Simone, qui arrive à pas mesurés jusqu’au blessé. Les traits de la femme se sont affaissés comme si elle avait pris plusieurs années de plus en quelques secondes.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait, misérable ?

L’homme est pris d’une quinte de toux et crache un filet de sang. Il peine à répondre.

— Rien… Je suis… policier… Prévenu par…

Ses yeux se révulsent soudain, et sa tête s’affaisse sur le sol. La mort s’empare de lui pendant que Simone se relève, pensive, et retourne dans la bibliothèque, le Lüger encore chaud dans sa main. Son cœur se remplit de joie en voyant que Raymond est encore à sa place. Elle s’approche de lui, écarte le plateau de nourriture auquel il n’a pas touché, et ne contient plus son émotion.

— Mon Raymond, tu es bien là. Cet homme m’a dit que tu étais mort. Il nous a attaqués et il voulait sûrement nous séparer. Mais je l’ai empêché. Il faudra que je demande aux garçons de nous installer une alarme et de faire changer la porte.

Quelqu’un sonne soudain à la porte, pendant qu’une autre personne frappe contre la vitre en verre dépoli. Les traits de Simone se figent et son visage adopte un masque dur. Elle se retourne vers le couloir et s’y dirige avec son arme d’un pas traînant. Sans accorder un regard en arrière, elle glisse en s’éloignant quelques mots à la forme dans le fauteuil.

— Ils reviennent. Ne t’inquiète pas mon chéri. Je vais les empêcher d’entrer et de nous faire du mal. Ils vont apprendre à se méfier des vieux comme nous. Reste-là, je m’occupe de tout.

Laissons-la s’éloigner pour nous approcher du corps de Raymond. La crise cardiaque qui lui est tombée dessus six semaines plus tôt aura eu raison de son cœur malade et affaibli. Lorsque c’est arrivé, il est tombé assis dans ce fauteuil où il est mort peu après. Les conditions de température et d’humidité particulières qui enveloppent la maison ont eu une conséquence inattendue pour sa dépouille. Au lieu de se putréfier lentement, le corps s’est momifié. Le visage de Raymond a pris une teinte cireuse, bien que ses lèvres se soient retroussées en laissant apparaître ses dents. Ce qui lui donne un sourire un peu grotesque et morbide. Son enveloppe charnelle a gardé ses proportions d’origine. C’est ce tableau qu’a aperçu par la fenêtre l’agent de police abattu par Simone. Avant lui, et avant d’appeler le Commissariat, l’employé du service des eaux qui venait relever le compteur a eu la frayeur de sa vie quand il a aperçu le visage du mort qui le fixait de ses yeux vides d’expression.

Dans l’esprit fatigué de Simone, le jeune homme était venu pour les agresser et s’est défendue comme elle a cru devoir le faire. Plus tard, après qu’elle soit parvenue à abattre deux fonctionnaires de plus et à en blesser trois autres, un psy dira peut-être que son cerveau a tellement occulté et refusé la mort de celui qui partage sa vie depuis plusieurs décennies, qu’il a transformé sa perception de la réalité. Quoiqu’il en dise à ce moment-là, lui et ses confrères, une chose demeurera dans le cœur de Simone : l’amour qu’elle porte à Raymond. Un de ces amours éternels que l’on se promet devant le curé ou devant le Maire en échangeant son alliance…

Note de l’auteur :

 

J’ai écrit ce texte après avoir lu un article d'un magazine qui s’appelait : « Les morts ne mangent pas de fraises »

 

L’histoire réelle dont je me suis largement inspiré est poignante, triste, horrible et belle à la fois. Elle s’est finie de façon bien moins sanglante et dramatique que celle que j’ai imaginée. C’est une jeune factrice qui a donné l’alerte et appelé les pompiers. Lorsqu’ils sont arrivés, le vieil homme était resté là où il était décédé plusieurs semaines auparavant. Sa femme continuait à vivre comme si de rien n’était, auprès de lui. Elle allait, comme je l’ai décrit dans mon texte, jusqu’à lui acheter ses fruits préférés régulièrement. (des fraises, donc) Lorsqu’elle remarquait qu’ils pourrissaient sans qu’il les mange, pour cause, elle le grondait tendrement. Elle a été prise en charge en maison spécialisée et a dû quitter sa maison. Lorsqu’un des sauveteurs lui a dit que son mari était mort depuis des jours, elle lui a répondu avec surprise :

« — Mort ? Non, vous devez vous tromper, je lui ai encore parlé tout à l’heure. »

 

Après lecture, cet article m’a laissé songeur, et j’étais ému autant que triste pour cette dame. J’ai imaginé ce que devait être son quotidien, innocent quelque part, et ce qui aurait pu se passer si elle s’était sentie en danger au moment où les forces de l’ordre intervenaient…

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