L’arc-en-ciel des princesses

lise-rose

Je suis entré dans la famille Bilton par hasard. J’avais été abandonné comme un pauvre chien galeux à l’orée du bois de Saint Jeaut. Il y avait peu de passage dans le coin. Une rumeur disait qu’un esprit maléfique y rodait la nuit et personne n’osait s’y aventurer sans raison. Autant dire que mon avenir était plus qu’incertain. Mon sixième sens devait me protéger mais cela ne m’empêchait pas d’avoir peur de rencontrer une créature abominable. Heureusement, je n’avais pas pour habitude de dormir beaucoup, j’avais donc tout le loisir de  monter la garde. Ce laps de temps me paru infini. Je me sentais seul au monde. Un animal grégaire abandonné de sa harde et de son palefrenier ne peut que ronger son frein patiemment. Ma seule consolation était d’éviter d’attraper un vice d’écurie. Je me trouvais en pleine nature et me reposais à la belle étoile mais je n’osais m’éloigner de l’endroit où j’avais atterri. La corne de mon pied arrière droit avait été abimée. A ma naissance, j’avais reçu un marquage sous ce sabot. Le nom de mon créateur, mon année de naissance et mon pays d’origine y étaient inscrits. J’étais censé être identifiable à tout jamais. C’était sans compter la propension des êtres humains à baliser leur territoire. Le propriétaire qui venait de m’abandonner avait fait disparaître ma marque de fabrique définitivement par des moyens radicaux, provoquant par la même occasion une légère boiterie qui rendait mon galop moins rapide et plus basculé, par moment même billardé. J’ai attendu là deux jours et deux nuits avant d’être recueilli. Mon crin était devenu souillé, presque noir alors que j’avais une robe claire. J’avais besoin d’un bon shampoing et d’un brossage approfondi. Je n’avais pas fière allure. Je n’avais rien d’un Pur Sang et m’imaginais même plutôt ressembler à une haridelle. Ma taille au garrot était ridiculement petite. J’avais quatre balzanes haut-chaussées qui donnaient un aspect encore plus minuscule à ma stature. Court sur pattes, défraichi et épuisé, j’étais loin de me douter que j’allais plaire à quelqu’un.

Joséphine Bilton m’avait recueilli quand tous mes espoirs de sauvetage s’étaient envolés. Elle habitait une ancienne ferme située à quelques centaines de mètres du bois de Saint Jeaut. Elle était réveillée tous les matins par le coq, subissait les braiments de l’âne et les cacardements des oies et s’en plaignait quotidiennement. Elle ne voulait pas s’encombrer d’un compagnon supplémentaire. Du haut de ses huit ans, elle s’estimait trop vieille pour jouer à la poupée et préférait de loin errer dans la plaine en chantonnant. Elle se disait aussi trop égoïste pour s’occuper d’un autre être qu’elle. Pourtant, quand nos regards se sont croisés, c’était une évidence. Elle deviendrait ma maîtresse, tout comme je deviendrais son confident.

Je m’étais rapidement adapté à la vie de famille des Bilton. J’appréciais la douce monotonie qui y régnait, les repas à heure fixe, le bruit de la trayeuse, le grondement du tracteur à l’aube du jour. Joséphine vivait avec ses parents, sa grand-mère et sa tante. Ils m’avaient adopté sans même poser de question. La ferme était spacieuse et, même si je n’avais pas la permission de passer la nuit dans le lit de la fillette, je n’étais jamais bien loin d’elle. J’avais une pièce à moi, où je pouvais me distraire avec des jouets uniques et la vue directe sur la cour intérieure me permettait d’observer les allées et venues de tout mon petit monde.

Joséphine était fille unique. Elle n’avait ni cousin, ni cousine et ses voisins directs n’étaient plus en âge d’avoir encore des enfants à la maison. Elle n’avait aucun compagnon de jeu. Pour pallier à cette solitude, sa mère lui permettait d’inviter à sa guise des copines d’école. Et elle ne s’en privait pas, à ma grande joie. J’aimais la visite et surtout celle des enfants. Les amies de Joséphine me trituraient dans tous les sens et je me laissais faire avec plaisir. J’étais parfois malmené mais les caresses que je recevais me faisaient oublier facilement les coups fortuits. Nous prenions le thé ensemble avant de nous promener dans le bois. Nous courions à toute bride et terminions notre course effrénée dans la clairière près de la cabane en bois construite avec minutie par les petites visiteuses et leur hôtesse. Je les regardais danser et admirais leurs jupes à volants qui virevoltaient en rythme. Parfois même, je m’amusais à les regarder jouer aux petits chevaux, au milieu de cette forêt sévère, poussant de hauts cris, quand ces derniers se rapprochaient de la ligne d’arrivée. Elles bravaient le danger potentiel, que représentait le bois de Saint Jeaut. Elles n’avaient pas peur parce qu’elles avaient établi un rituel pour repousser les êtres mauvais. J’en étais, malgré moi, l’acteur principal et je n’en menais pas large. Elles m’attribuaient des pouvoirs magiques, que j’étais loin de posséder. Elles me confondaient avec une licorne. Pourtant je n’étais pas blanc scintillant et je n’avais pas de corne, juste un toupet fou qui avait tendance à se relever. Mais comment aurais-je pu contredire leur certitude ? Je me devais de rester fidèle et de protéger ma maîtresse.

Quand Joséphine ne recevait pas, elle portait toute son attention sur moi. Elle était bien élevée et m’inculquait les règles élémentaires de bienséance. Coquette, elle semblait tout connaître des robes mais savait aussi qu’une selle dorée ne fait pas d’un âne un cheval. Toujours bien brossé, jamais crotté, j’étais plutôt un animal d’apparat et j’étais ravi de ne pas devoir m’atteler aux courses équestres ou au transport de charges lourdes. Elle me lisait des histoires, me récitait ses leçons et me racontait tout ce qu’elle avait entendu à l’école.

Je me souviens du premier mauvais bulletin scolaire entré dans la maison. Dans la case destinée à la géographie, était inscrit à l’encre rouge un zéro pointé. Joséphine avait d’abord caché le rapport dans sa chambre mais une signature allait devoir être posée sur la dernière page. Elle avait bien songé à imiter celle de ses parents, mais ils l’auraient su d’une manière ou d’une autre. Dans les villages, tout ce sait. Elle avait décidé de le laisser en évidence sur la table de la cuisine, puis, était venue me chercher pour me promener. J’étais l’excuse qui lui permettait d’éviter de rencontrer ses parents juste au moment où ils apprendraient la nouvelle. Elle espérait que leur colère diminuerait avant son retour. Et elle avait réussi. Quand nous étions revenus vers cinq heures, elle me serrait à la bride si fort qu’elle me faisait presque mal. Pourtant, rien dans son apparence ne laissait présager la moindre crainte. Elle s’était assise et avait avoué sans ombrage qu’elle n’avait pas étudié sa leçon mais, qu’elle n’avait pas d’œillères et qu’elle tenait bien les rênes de sa réussite scolaire. Sa défense avait immédiatement apaisé ses parents. Joséphine était une petite fille raisonnable et je savais qu’elle n’avait qu’une parole. Plus jamais, il n’y avait eu d’accident de parcours. J’étais fier d’elle et je prenais encore d’avantage plaisir à me plonger dans ses cours avec elle.

Le premier chagrin d’amour de Joséphine m’a sans aucun doute blessé autant qu’elle. J’étais bien installé dans ma routine et je n’avais pas prédit le changement d’humeur de ma maîtresse. Cela faisait de nombreuses années que je la connaissais mais je ne l’avais jamais vue aussi abattue. Je ne supportais pas de voir ses yeux tristes. Elle me susurrait son chagrin dans le creux de mon oreille. J’étais censé la remettre en selle mais je n’en n’avais pas la force. Un monstre sans visage me volait ma princesse. J’imaginais un jeune homme rustre, égoïste et buté, incapable de bons sentiments. Et pourtant, elle disait l’aimer. La jalousie me piquait le museau. L’amour que je lui portais ne semblait pas lui suffire alors qu’elle était tout pour moi. Je traînais les pieds. Je tournais la tête pour qu’elle me caresse la crinière. Il avait fallu quelques mois avant de pouvoir à nouveau apercevoir son sourire. Et la vie avait pu reprendre son cours sans ombre au tableau.

Je faisais presque partie des meubles. Je voyais la famille Bilton vieillir au fil du temps. Je me demandais si le poids des âges se matérialisait également sur mon corps. Je n’avais pas l’impression d’être plus courbaturé mais je devais certainement avoir perdu de mon éclat. Ma peau était peut-être un peu plus cassante. Je ne pensais pas non plus avoir pris du poids, même s’il est vrai que je galopais moins souvent. Joséphine m’avait petit-à-petit délaissé mais j’attirais encore les enfants de passage à la ferme. Il y en avait d’ailleurs de plus en plus. En quête de revenus supplémentaires, la famille Bilton avait décidé de faire de leur ferme, une ferme pédagogique. Ils avaient travaillé dur pour réaliser les panneaux explicatifs. Tout le monde avait reçu une place déterminée, avec une pancarte attitrée retraçant l’histoire de chacun. Cela nous conférait une importance non négligeable. Pendant les vacances scolaires, la ferme se remplissait de marmaille curieuse et rieuse. Les animaux étaient mis à rude contribution. Les lapins se mettaient en boule pour protéger leurs pattes. Le cochon se roulait un peu plus dans la boue, espérant ne pas attirer l’attention et le chien veillait au grain. Les jours de grande affluence, j’étais ravi. Je jouais, comme avant, dans la cour intérieure avec les enfants, les canards et le chat qui osait de temps en temps pointer le bout de son nez.

Puis, vint le jour où Joséphine quitta le domicile familial. Elle était déjà devenue une femme depuis longtemps. Je l’avais entendue dire à sa mère que cette fois, elle avait trouvé le bon. Je n’avais pas entendu la fin de la phrase et je restais sur ma faim à me demander de quel bon elle faisait allusion. Elle s’était encore un peu plus détournée de moi. Ses malles étaient déjà prêtes depuis longtemps. Je savais que ce n’était plus qu’une question de jours. Son départ s’apparentait à un long voyage au bout du monde pour ses parents. Jamais personne dans la famille ne s’était éloigné de plus de deux kilomètres du bois de Saint Jeaut. Elle partait pour la ville, vivre avec un homme que je n’avais jamais vu. Est-ce la sagesse qui me faisait accepter cette présence dans la vie de ma maîtresse ou tout simplement son sourire radieux qui effaçait toute crainte dans mon esprit ?

Elle avait trouvé un emploi dans une épicerie biologique et espérait en faire profiter ses parents, qui éprouvaient de plus en plus de difficultés à vendre leurs produits. J’avais entendu que l’appartement qu’elle avait loué était très petit ; à peine deux pièces à vivre et une kitchenette. Je n’avais jamais vécu dans un appartement et je connaissais encore moins la ville. Ce que j’entendais n’avait rien d’enviable. D’un autre côté, j’avais envie de suivre ma maîtresse. La vie à la ferme sans elle me semblait bien morne. Même si je ne sortais plus que rarement, je savais que vivre en ville signifiait la fin définitive des longues promenades sur les sentiers de campagne.

Elle avait hésité longtemps à me prendre avec elle. Elle m’avait fait part de ses doutes lorsque nous n’étions que nous deux. Elle disait qu’elle était trop vieille pour avouer à son entourage qu’elle m’avait encore en confident. Je prenais sa honte pour une offense personnelle mais la tristesse m’empêchait de monter sur mes grands chevaux. Elle n’avait pas exprimé sa décision finale et je vivais ces derniers jours dans l’expectative, me disant qu’elle prendrait la meilleure des solutions pour moi.

Le lendemain, j’étais bien installé dans le camion qui partait pour la ville. Nous étions partis tous les deux pour le meilleur et pour le pire mais je n’imaginais pas devoir connaître le pire avec elle. Après un trajet long et chaotique, Joséphine m’avait tout de suite placé dans le garage où j’allais élire domicile. Ma nouvelle condition ne me plaisait pas. J’étais la plupart du temps seul dans le noir, et je m’ennuyais. Je manquais de lumière et de présence humaine. Elle venait me voir après sa journée de travail mais, trop fatiguée, elle ne restait pas longtemps. Elle me donnait en résumé des nouvelles de la famille mais ne s’attardait pas sur sa vie, comme si elle ne me faisait plus confiance. J’étais au cachot et mes rares visites n’étaient pas suffisantes pour me remonter le moral. Elle ne me brossait plus, ne me caressait plus et ne me sortait plus. Elle avait encore de l’affection pour moi, mais je savais que l’autre l’attendait et qu’elle lui cachait mon existence. Je pensais à la ferme et j’en venais même à regretter l’odeur du purin. Je n’avais rien à faire dans cet endroit sordide, qui n’attirait même pas les souris. Se souciait-elle de mon sort ou éprouvait-elle de la pitié ? Un samedi soir, elle vînt me chercher pour m’emmener dans sa chambre, pièce qui m’avait toujours été refusée auparavant. L’autre était assis sur le lit en sous-vêtements. Interdit, il me regarda avec mépris. Le choc de notre rencontre passé, il se mit à rire si fort que j’en avais les larmes aux yeux. Je devenais l’objet d’une farce et je compris avec horreur que je venais de perdre Joséphine.

Sans prendre ma défense, elle me déposa sur sa coiffeuse, la tête tournée vers le miroir. Elle avait allumé les petites lampes qui surplombaient le meuble pour vaincre la pénombre qui s’insinuait dans la chambre. C’est à ce moment-là que je vis pour la première fois depuis longtemps mon reflet. Je n’avais pas beaucoup vieilli. Ma crinière était toujours rose pâle et ma robe mauve. Sur mes flancs, j’avais encore les deux arcs-en-ciel qui plaisent tant aux petites filles. J’admirais le toupet juvénile qui peinait à rester en place. J’avais perdu mes paillettes et j’étais un peu moins brillant. Mais je savais que j’allais encore pouvoir plaire à quelqu’un. Le soir était définitivement tombé. Elle avait enfilé son gilet de laine qui la rendait sévère et avait attrapé les clés de sa voiture. Doucement, elle caressa ma crinière. Elle me prit par le collet le temps d’ouvrir la porte d’entrée. Avant de mettre la clé dans le contact, elle me plaça sur le tableau de bord. J’avais tout le loisir de l’admirer et me forçait à profiter du moment présent. Elle resta muette tout le trajet. Je savais où elle m’emmenait. Elle n’avait pas eu besoin de me le dire. Il n’y avait qu’un endroit possible. Elle me déposa délicatement à l’orée du bois de Saint Jeaut, exactement au même endroit où une autre femme m’y avait déposée quinze ans auparavant. Je n’avais plus peur des mauvais esprits ou des êtres maléfiques. J’avais eu le temps d’apprivoiser la forêt et j’avais visité tous les recoins sans jamais rencontrer le moindre danger. J’aurais pu craindre d’être abandonné pour toujours. Mais je savais que je n’avais qu’à attendre, deux jours et deux nuits tout au plus. Une petite fille viendrait me chercher pour jouer avec moi.

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