l'ardente baroudeuse

agneaubleu

  Les portes de fer taguées nous font face. Nous les guerriers de la mode (j'aime bien cette expression) nous savons que dans une heure et vingt-huit minutes exactement nous allons nous écharper pour une écharpe de cashmere, nous colleter pour un chemisier de soie, batailler pour une paire de chiquissimes bas, jouer des coudes devant les cabines d'essayage , ramper vers la caisse croulant sous les tissus. Après l'ultime bataille de la carte bleue, nous jetterons un regard en arrière, fières de notre épopée, les sacs immenses tels des butins de pirates au bout des bras.

 En attendant nous sommes là, les poings dans les poches, les lèvres bleues, le regard gourd essayant de décrypter les messages superposés des barbouilleurs de l'an 2000. Combien sommes-nous ? « Nous nous vîmes cinq cents en arrivant au port » . Nous sommes beaucoup pour la razzia des temps modernes, l'ultime combat de la ménagère de moins de cinquante ans, amazone à la recherche du Graal capitaliste : gagner de l'argent (enfin mon mari dit dépenser mais chacun jugera avec sa propre lorgnette !).

 Je suis sur le front, presqu'en première ligne. Mon arme en poche (plus prosaïquement une simple carte de plastique aux pouvoirs infinis). Mon paquetage est prêt depuis une semaine, des années de réflexion, d'essayage en tous genres ont abouti à la quasi perfection de mon accoutrement d'acheteuse .

 Bannis les lacets, les boutons, les chignons, les manches serrées, les col-roulés, tous ces ralentisseurs de déshabillage. Place au pantalon à taille élastique (non, non je refuse d'appeler cela un jogging), aux bottines à fermeture éclair (qui comme leur nom l'indique se mettent et se retirent à la vitesse du son), à la queue de cheval en chouchou, au mini sac en bandoulière ne contenant qu'un ticket de métro, une carte de paiement, mes clefs, un portable et une pièce d'identité (au cas où je m'effondrerais avant la fin de la bataille). Fi des mouchoirs, rouge-à-lèvres, carnets divers et variés, miroir, stylos, porte-sacs, parfum qui peuplent habituellement mon immense sac Lancel (prise de guerre hiver 2001) qui m'accompagne en période de paix.

 Les belligérants (en langue française, il suffit d'un seul homme pour masculiniser le substantif...) ne se parlent pas, se scrutent discrètement, les plus sociables osent quelques réflexions sur le temps qui va, mais le gros de la masse est concentré.

 « Voyons, je file en premier lieu vers le rayon lingeries ou directement aux manteaux ? » L'heure est grave... une seule erreur de stratégie et l'on peut rentrer bredouille. J'opte pour la lingerie, je connais par cœur, les marques, les tailles, les modèles que je reluque depuis des mois. J'ai le plan en tête, deuxième étage, escalator juste en face des parfums Guerlain, puis tout droit dans l'avenue des pyjamas et autres nuisettes, et à droite. Je mémorise mon trajet, je le refais mentalement. Fastoche, je suis une pro.

 20 ans de soldes à mon actif, mon gars ! Soit quarante sessions moins deux redditions pour grossesses avancées et deux capitulations pour portefeuille en berne. Cela me donne le droit à quelques médailles quand même ! On vient me voir de toute part même si internet a rendu quelque peu obsolètes mes expériences passées, je suis la référence de la bonne affaire à prix cassé.

 Aujourd'hui les ennemis sont : 

 1/ bien plus jeunes que moi (achètent n'importe quoi !)

 2/ bien plus mince que moi (à qui tout va !)

 3/ bien plus dépensière que moi (je vous le dis les asiatiques tuent les soldes)

 Je me battrai jusqu'au bout, il n'est pas pour cette année, ni l'année prochaine mon chant du cygne de mode-addict.

 Le rideau apocalyptique se met à couiner devant le regard de braise de la soldatesque rimmélisée. Je jette un regard sur les combattants, certaines ont déjà le regard conquérant (elles ont vraisemblablement essayé l'objet de leur désir et savent exactement où le trouver) , la bleusaille qui va par petite troupe, compte encore ses sous, le troufion de base n'a rien préparé (cela se voit aux talons trop hauts, aux vêtements superposés, aux sacs de plombs) et croit à sa bonne étoile (je pense que l'erreur est fatale mais à la guerre comme à la guerre je ne vais pas donner tous mes tuyaux...).

 Précipitation, la fièvre des grands jours me gagne, quelle euphorie ! Je me sens galvanisée, emportée par une volonté de gagner coûte que coûte, je retrouve mes vingt ans , mes trente ans, je courre, je ris comme une bécasse, les caméras sont là, en prime je vais passer à la télé (à ce moment là je regrette un peu mon pantalon élastique), je fonce vers l'escalator, je bouscule deux bougresses qui se mettent au travers de mon chemin, je zigzague au milieu des montagnes de pyjamas.

 Je suis la première !

 Une année de plus, telle Jany Longo je fais reculer l'âge de la mollesse. Je tourne la tête, je suis suivie de près par deux mini-miss qui se tiennent la main pour se donner du courage ! Pas de panique, à vue de nez elle font un 85 b, pas de danger.

 La campagne se poursuit au pas de charge, pas de dérapage, pas de virage incontrôlé. Je suis à la lettre ma feuille de route – le manteau cintré à col Mao, deux paires de bas (à 70 euros tout de même!), une petite jupe Gucci (essayée quatre fois dans l'année), quelques petits hauts de toute beauté (couleurs répertoriées durant l'été), une petite (oui, oui je sais les soldes c'est toujours petit, petit ) paire d'escarpin vertigineux à damner un saint et quelques broutilles justificatives pour mon mari.

 Je jubile, j'exulte de satisfactions, je vante le travail bien fait en déposant mes trophées sur le comptoir face auquel trône une pauvre vendeuse empourprée qui s'efforce de prendre une distance professionnelle face à la dépense de ses congénères en vantant chaque achat d'un hochement de tête entendu (« là vraiment vous faites une bonne affaire »).

 Je sors mes grands sacs de papier au bout de mes valeureux bras d'amazone conquérante . Mon regard croise celui d'une petite roumaine au regard implorant.

 Vanité.

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