Le bébé fantôme qui n'existait pas

lunule-campanule

"Bon, la fille, elle rentre chez elle, dans sa maison où elle vient d'emménager, mais elle arrive pas à dormir parce qu'elle entend un bébé qui pleure. Alors, le lendemain, elle va voir ses voisins, mais ils ont pas de bébé. Et le soir, elle entend encore le bébé, alors elle le cherche encore mais elle trouve rien. Et le lendemain, pareil, le bébé pleure toujours et elle le trouve pas. Elle finit par se dire que c'est un bébé fantôme, alors elle appelle son agent immobilier et elle sonde les murs. Et quand l'agent immobilier arrive, il lui dit que personne a jamais vécu dans la maison et qu'avant c'était des champs …"

"…"

"Alors d’où y vient le bébé ?"

"Mais c'est ça le truc, il y a jamais eu de bébé !"

" Elle est naze, ton histoire, une fille hanté par un bébé qui sort de nulle part, c'est n'importe quoi."

" Mais non, les légendes urbaines, c'est toujours pareil, on finit par s'apercevoir que le bébé a été enterrer dans le mur ou que la maison est construite sur un cimetière. C'est toujours la même chose."

"Le principe même de la légende urbaine, c'est qu'il y a des éléments qui rendent l'histoire vaguement plausible. Là, il y a rien."

Catherine décide que cette navrante histoire sonne le glas de la soirée et annonce à ses amis qu'elle rentre chez elle. Ils décident d'en faire de même et quittent le bar tous ensemble.

La nuit est claire, la bande d'amis se sépare petit à petit, au gré des carrefours et après une dernière vanne sur l'histoire du bébé, Catherine se retrouve seule dans les rues familières de sa ville natale.

Elle est d'humeur joyeuse, enivrée autant par l'alcool que par l'amitié. La pensée fugitive de la balade prévue pour le lendemain lui arrache un sourire.

Elle est heureuse. Pas seulement maintenant, tout le temps ou presque.

Elle rit toute seule en repensant à l'histoire de Marc. Il fallait vraiment qu'il ait un coup dans le nez pour trouver bonne l'idée de cette histoire sans queue ni tête. Peut-être que si elle devenait juste folle, ça améliorerait cette pseudo légende urbaine.

Catherine marche sans peur quand elle entend un bruit derrière elle. Même si la rue est vide, elle préfère accélérer le pas.

Au bout de quelques mètres, un son attire son attention. Elle tend l'oreille sans ralentir. Le son lui rappelle quelque chose et quand elle le reconnaît, elle manque de se traiter d'idiote à voix haute.

Ce sont les pleurs d'un bébé.

Rassurée, elle jette un coup d'œil aux façades d'immeubles, d'où proviennent sûrement les cris de bébé, à moins qu'il ne s'agisse d'un chat. Aucune fenêtre ne brille. Ses pensées se concentrent sur le lendemain, sur cette sortie en roller. Elle caresse l'espoir de revoir ce charmant jeune homme mais s'il n'est pas là, elle est sur de passer quand même un bon moment avec le jeune couple qu'elle retrouve régulièrement.

Un pâté de maison plus loin, elle réalise qu'elle entend toujours le bébé pleurer. Elle accélère le pas, soudain mal à l'aise.

Le volume des pleurs augmente subitement, faisant sursauter Catherine. Elle examine de nouveau les façades, toujours aussi peu éclairé. Elle marche de plus en plus vite pour fuir les sanglots, tout en maudissant Marc de lui avoir mis cette histoire absurde dans la tête. Mais plus elle avance, plus le son semble augmenter. Sur un regain de pleurs, elle cède à la panique, bifurquant brusquement dans une ruelle, elle se met à courir droit devant elle.

Les cris résonnent de plus en plus fort dans sa tête, rendant toutes réflexions impossibles. Elle est endurante, elle court pendant vingt minutes avant de s'effondrer sur un banc public, exténuée, assourdie par les hurlements du bébé.

La tête entre les mains, elle hurle "arrêtez".

Miraculeusement, le silence revient.

Catherine s'effondre sur son banc, soulagée.

Elle est sur une petite place déserte, bordée d'immeuble aux fenêtres noires. Comme c'est un de ces endroits enfouies dans les villes, elle ne s'émeut pas de ne pas la reconnaître.

Alors qu'elle reprend tranquillement son souffle et ses esprits, un ricanement à la fois sinistre et joyeux la replonge dans l'angoisse. Une voix désincarnée, qui semble venir de partout à la fois, se met à susurrer "Catherine, Catherine … Catherine, Catherine … "

Paniquée, elle hésite à fuir et fait le tour de la place à la recherche de haut-parleurs. En vain. Elle hurle à nouveaux "arrêtez", sans résultat cette fois. Désespérée, elle ajoute d'une petite voix "s'il-vous-plait". Elle est récompensée  d'un autre ricanement suivit d'un silence bénie. Profitant du répit, elle se dirige vers une rue piétonne vaguement familière, mais à peine a-t-elle fait quelque pas que la voix reprend sur un ton sifflant  "où es-tu ? Catherine … où es-tu ? Catherine …". Surprise, la réponse lui monte spontanément aux lèvres, sans pour autant les franchir, "chez moi".

"Tu es sur ? Catherine …"

Cette fois, elle est pétrifiée. Elle s'enfuit, s'engouffrant dans la rue piétonne mais le ricanement la poursuit. Arrivée au bout de la rue, elle s'arrête pour s'orienter. La voix insiste "où vas-tu ? Catherine … "

Et encore, la réponse muette monte en elle : "chez moi"

Le ricanement qui lui répond est franchement moqueur.

C'en est trop pour Catherine, qui se précipite sur la porte la plus proche, déterminée à trouver de l'aide, quitte à se faire arrêter pour tapage nocturne. Elle sonne plusieurs fois à toutes les sonnettes et recule, guettant les lumières aux fenêtres.

Au bout de quelques minutes de silence et d'obscurité, elle recommence à la porte voisine, puis la suivante et encore celle d'après sans aucun résultat. Au désespoir, elle crie le plus fort possible au milieu de la rue. En vain. Aucune fenêtre ne s'éclaire, nul ne proteste.

Catherine décide qu'elle doit rentrer chez elle à tout prix, tant que la voix mystérieuse la laisse tranquille. Elle se précipite au bout de la rue et ressent un pincement d'irritation en ne trouvant pas les plaques de rue. Elle prend une rue au hasard, cherchant un repère quelconque. Elle est furieuse contre elle-même de se perdre dans sa propre ville.

Quand la voix lui demande narquoisement "tu es perdue ? Catherine … ", ce n'est plus la peur qui l'anime, mais la colère.  Elle lui demande rageusement "Qu'est que voulez ? Qui êtes-vous".

La voix ricane encore et répond " je ne veux rien moi, c'est toi qui veux rentrer chez toi ! Catherine … ".

"Laissez-moi tranquille ! " le ricanement se fait encore entendre.

Catherine s'approche d'une vitrine qui lui rappelle quelque chose. Quand le bébé se remet à pleurer, elle a l'impression que son cœur va exploser sous le coup de la surprise.

"Arrêtez ça !"

Le ricanement revient et le bébé se fait plus discret.

Elle se concentre sur la vitrine, essayant de lire les affiches dans la pénombre.

"Tu ne reconnais pas ta propre agence de voyage ? Catherine …"

"Quoi ?!"

Catherine est complètement déstabilisée. Comment pourrait-elle oublier un endroit où elle passe au moins cinq jours par semaine ? D'ailleurs, elle a accrochée une affiche géante très reconnaissable, même dans le noir, c'est une représentation de …

Catherine est sur qu'il s'agit d'un paysage, elle a plaisanté avec sa collègue à son sujet, elle lui a dit …

Catherine ne parvient pas à se souvenir de ce que sa collègue lui a dit. Ni son nom, ni son visage. C'est comme se rappeler un rêve au réveil, tout s'évapore et il ne reste que des images floues dont le sens s'effilochent quand on tente de le saisir.

Mais la gigantesque affiche est bien là.

Et le bébé recommence à pleurer.

Catherine est anéantie. Plaquée contre la vitrine comme pour y trouver refuge, elle sent les larmes poindre à ses yeux. Avec des gestes maladroits, elle sort son portefeuille de son sac, mais déjà, son nom s'efface de ses papiers, son visage pâlit sur les photos d'identité. Et sur les autres, celles des moments heureux, elle commence à laisser un vide entre ses amis, sa famille.

Les larmes commencent à rouler sur ses joues et la voix claque comme un coup de fouet.

"Cours, Catherine …, cours, tu n'as pas fini de revisiter ta vie "

 Et elle obéit. Elle obéit parce qu'elle a l'esprit vide, et que courir est un acte qu'elle maitrise encore.

Elle court, aveuglée par les larmes, comme un animal traqué qui ne s'arrêtera que d'épuisement ou stoppée net par un obstacle.

C'est la grille d'un lycée qui arrête Catherine. Le sien. Ce ne peut être que le sien. Des souvenirs chauds, intenses, mais il n'en reste que l'impression qu'ils ont laissés sur elle. Le bébé pleure encore mais elle commence à s'y habituer. La voix ricane encore.

" Tu n'es jamais venu, tes amis ne t'ont jamais rencontré, tes professeurs ne t'ont jamais rien appris, Catherine … "

" Pourquoi ? Pourquoi tout ça ?"

Le ricanement encore, moqueur, sarcastique. Méchant.

" Pourquoi ? C'est une bonne question, petite fille. Peut-être … peut-être que si tu cours assez vite, tu arriveras à avoir la réponse avant qu'elle ne disparaisse comme toi. Catherine … "

Cramponné à la grille, elle se concentre sur ce dont elle se souvient. L'école primaire ! Son institutrice s'appelait mademoiselle Sophie, mais tous ses élèves l'appelaient maitresse, son cartable était bleu et sa meilleure amie avait des rubans à ses nattes, Emilie …

Catherine fait quelques pas, mais comment retrouver son école dans cette ville qu'elle ne connaît plus. Courir, droit devant elle jusqu'à ce qu'elle se cogne dedans, comme pour le lycée.

Alors elle court, les yeux fermés jusqu'au premier obstacle. Et c'est un banc, pas une école primaire. Comme il ne lui dit rien, elle continue son chemin, les yeux fermés, poursuivi par les cris du bébé.

Elle repart, moins vite, en tendant les bras. Et finit par arriver à la grille de son école primaire.

Se rappeler… se rappeler l’école, les maîtresses, les récrés …

 Un souvenir lointain finit par remonter à la surface, un souvenir au gout de sucre, un souvenir heureux. Une boulangerie sur le chemin de l'école primaire.

Les yeux fermés, elle se laisse guider par l'odeur de pain et la mémoire de ses pieds.

Le souvenir est puissant, le retour de l'école qui s'arrêtais à la boulangerie, le petit pain et les devoirs en attendant maman. Elle faisait ses devoirs sur un coin de bureau, dans l'arrière boutique.

" Tu te rappelle où tu vivais ? Catherine … "

Bien sur qu’elle s’en rappelle, de ce petit appartement dix mètres plus loin. Elle et sa mère y ont vécu pendant des années. Des années de vaches maigres, mais heureuses quand même.

" Tu te rappelle, Catherine …, tu te rappelle … "

" Oui, je me rappelle où j'ai grandi ! Je me rappelle de tout ! "

" En es-tu bien sur ? Catherine … Te rappelle-tu vraiment de tes jeunes années, tu as déjà oubliée celles qui ont suivit … "

" Oui, je suis sur de ses souvenirs ! Je me rappelle de tout ! Dites-moi pourquoi ! Pourquoi ma vie disparaît comme ça ?!"

La voix ricane encore.

" Tu dis que tu es sur de tes souvenirs, Catherine …, mais te rappelle-tu vraiment? Tu te rappelles où ta mère dormait ? Et du froid en hiver ? "

"C'était l'hiver, c'est normal d'avoir froid en hiver … "

Le ricanement se fait sarcastique.

" Et le chauffage central ? Tu crois qu'on l'a inventé pour quoi ? Et heureusement que tu aimais les pâtes natures !"

" Je ne comprend pas où vous voulez en venir. Nous étions heureuses. L'argent n'est pas tout. "

" Et que faisait ta mère pendant que tu faisais tes devoirs ? "

Elle hésite, cela fait partie des questions que ne se pose pas vraiment les enfants, ce que font les parents pendant la journée. Si elle savait qu'elles étaient pauvres, elle a toujours ignoré comment sa mère gagnait leurs vies.

" Je ne sais pas. Mais nous étions heureuses."

" tseee, tu te répète. Crois-tu changer le passé en répétant que vous étiez heureuse ? Toi, tu étais heureuse, mais ta mère ? Est-ce qu'elle était vraiment heureuse? "

" Nous ét… "

Catherine se tait net. Catherine hésite. Catherine doute. Catherine ne sait plus.

" Et quel age a ta mère ?"

Catherine reste silencieuse. Elle commence à marcher, le visage crispé. Elle se souvient très bien de sa mère. De sa mère qui l'aime et qui la toujours soutenu.

" Ta mère a quarante-deux ans. Catherine … mais, dis-moi, quel age parait-elle avoir ?"

Elle ferme les yeux. Sa mère fait bien plus que son age.

" Comment s'appelle ta grand-mère ? Et ton grand-père ? Et tes oncles, tes tantes et tes cousins ? "

Elle ne répond pas. Le bébé se met à pousser des cris désespérés.

" Tu ne sais pas. Tu ne sais pas quand ta mère a perdu son père. Ou peut-être que si, après tout, peut-être que tu te souviens l'avoir entendu pleurer, de l'autre coté de la porte, quand elle dormait sur le canapé. Tu te souviens ? Catherine !"

La dernière question a claqué dans la nuit. On ne se moque plus, on exige des réponses.

Mais elle ne répond pas, elle avance, paupières  serrées dont les larmes s'échappent. Elle a passé les vingt-six dernières années a ne pas savoir ce qu'elle avait coûté à sa mère. A croire aveuglément tout ce que sa mère lui disait, même quand personne n'y aurait cru.

Les pleurs du bébé faiblissent, deviennent presque mélancoliques.

Catherine se dit soudain qu'il n'en plus pour longtemps, et cela la rempli de tristesse et de désespoir.

Elle se cogne encore à un banc.

Elle est épuisée, vide, alors elle s'assoit. Devant elle, derrière une grille, se trouve un bâtiment blanc, aux fenêtres régulières et sombres. Cet endroit ne lui dit rien mais quand à savoir pourquoi, mystère. Les larmes continuent de rouler sur ses joues. Elle a exigé, supplié, hurlé, elle ne sait toujours pas pourquoi sa vie disparaît morceau par morceau.

Elle demande " quel est cet endroit ?"

La voix se fait plus gentille.

" Voila la bonne question. Cet endroit est celui où ta mère a pris la décision la plus importante de sa vie. Cela a changé sa vie."

"Quelle décision ?"

"Oh, pendant longtemps, elle s'est dit que cela en valait la peine, que les choses finirait par s'améliorer."

"Quelle décision ?"

"Mais les choses ne se sont jamais améliorées."

"Quelle décision ?"

" Elle a finit par douter."

"Quelle décision ?"

" Un jour, assise sur un banc posé entre quelques arbres, devant l'immeuble où elle avait vécue pendant les quinze premières années de sa vie, elle a repensé à ce banc où tu es assises. A cette décision."

"Quelle décision ?"

"Elle a fait un souhait."

Le bébé pousse un gémissement qui évoque à Catherine un râle d'agonie.

"Quel était ce souhait ? "

La voix a un éclat de rire joyeux.

"Avoir pris une autre décision, sur ce banc, il y a plus de vingt-six ans."

Catherine est glacée, elle n'a plus la force de reposer la question. Mais elle a deviné la réponse. La voix se fait rugissante.

"C'est sur ce banc, en face de cette clinique, que ta mère a décidé de ne pas avorter de toi. Et sa vie est devenu misérable à cause de toi, Catherine … ce bébé qui te poursuit, c'est toi, c'est la dernière chose qui subsiste de ton existence, le souvenir d'un bébé qui n'est jamais né … "

Dans un dernier souffle, elle demande " qu ..êtes ..ous "

" Appelle-moi l'esprit des bancs."

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