Elle avait oublié, ce soir c'est Halloween

vic-nekavo

Elle marche dans la rue. Les talons de ses bottines claquent sur les pavés. Elle a mis sa petite robe noire en daim, celle qui lui va si bien, son blouson de cuir par dessus, un foulard de soie orange. C'est quand même Halloween! A défaut de faire la fête, au moins marquer le coup avec un accessoire. La foule l'entoure dans la rue piétonne de la ville ancienne. Certains crient, l'alcool sans doute, il est 23 heures passées. Comme d'habitude, les baraques à frites se sont installées dès midi, suivies des vendeurs de montres et des stands ambulants proposant churros et barbe à papa. Elle sourit en sentant le parfum sucré des monticules de fil rose. Les souvenirs affluent. C'était quand déjà la dernière fois? Elle ne sait plus vraiment, la journée a été longue. Ce stage aux urgences de l'hopital est plus difficile qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle avait prévu de rentrer plus tôt mais c'était sans compter sur cet accident dans le métro. Encore un type qui s'est jeté sous les rails. Elle ferme les yeux tout en continuant à marcher d'un bon pas, comme pour effacer cette vision pénible. Elle a l'habitude des morts, on ne fait pas des années de médecine sans dissections, mais là, c'est pas pareil. Elle est bientôt arrivée. Elle va se contenter de prendre une bonne douche et de se faire des pâtes avant de se glisser sous la couette. Il l'attrape par derrière avant de la coller violemment contre le mur, serrant ses coudes comme dans un étau, glissant une jambe entre les siennes pour mieux la maintenir. "Ferme ta gueule. Je vais te violer. Après je te mettrai sur le trottoir. Si tu cries, je te frappe". Elle ne réalise pas tout de suite. Ce doit être une blague. Un type bourré sortant d'un bar chauffé à bloc par des sorcières d'un soir dont il a maté les nibards sous les voiles. Elle plonge les yeux dans les siens. Noirs, pupilles dilatées, blancs injectés de sang. Merde. C'est pas un jeu. Elle essaye de bouger. Impossible. Le mec n'est pas grand ni super costaud mais il a dû prendre un truc, une came dure. Elle est tenue par des serres coulées dans le bronze. Le gus bouge pas d'un iota. Coincée entre le mur et lui, elle commence à s'affoler, perçoit son coeur cogner derrière son sein gauche, visualise en une fraction de seconde le schéma appris en cours. Le ventricule qui pompe, le sang qui débaroule dans les artères, irrigue les muscles, les capillaires qui se gorgent. Merde, y a quoi après? D'un coup, le blanc. Plus rien dans le cortex. Plus de sons, plus de rires, personne autour. La nuit humide, ce fou qui la contraint et lui carresse le mont de Vénus avec son genou à travers la robe en daim. Connard, taré. Elle en reste là des injures qu'elle voudrait hurler. Une montée de bile lui innonde le larynx derrière le foulard orange. Quelle conne d'avoir mis ce foulard, il va m'étrangler en même temps qu'il me violera. Pétéchies dans les yeux. Facile pour le légiste. Mort. Bleu. Formol. Découpée en Y. Merde. Putain, réfléchis! Fais marcher ta cervelle! T'étais une enfant précoce. 130 de QI, Bac S à 17 ans, faut bien que ça serve à quelque chose. Recolle toi les synapses, ce mec est super hyper dangereux! Tu le sens en plus. Il distille la haine et la violence. Aigre, il transpire l'acide, tu la connais cette odeur, celle de la colère, de la hargne, rapproche toi, t'as pas envie mais fais le, c'est le seul moyen de savoir. Que ce putain de nez te serve bon sang! Tu l'as bien reniflée la vieille qui s'était choppé un strepto au bloc. T'en étais sûre avant le rapport d'analyse du labo. Elle colle son nez dans le cou du type. Claro que si, ce mec est barge. Elle a mal partout. Les pierres dans le dos, l'autre dingue tendu comme un arc et bourré de je ne sais quelle merde chimique. Un couple passe. Il lui a interdit de crier, pas de parler. "Madame, Monsieur, s'il vous plait, cet homme m'agresse, pouvez-vous m'aider, appeler la police?" Le mec interroge sa nana du regard. Ca les fait chier cette histoire. Ils sortent de chez des potes où ils ont bu de la bière et manger du gratin de courge. Tout ce qu'ils veulent c'est rentrer chez eux pénards et se pieuter. Elle insiste: "S'il vous plait, il me fait très mal, je ne peux pas me libérer". Elle essaie pour leur montrer. La femme hausse les épaules. "laisse tomber, c'est une pute". Le mec a un doute. Pas sûr. La femme insiste. "Allez viens, c'est Haloweeen, tu vois pas que c'est un jeu pour nous couillonner?" Le gars n'est pas certain mais sa copine le prend par la main et ils se barrent. Elles les voient partir. Le mec ricane. "Tu vois, c'est con, personne te croit". Il augmente la pression sur ses bras et entre ses jambes. Elle sent son sexe maintenant dressé dans son jean. Il la regarde. Ces yeux disent: "c'est foutu pour toi. Je te tiens. C'était ta dernière chance. J'ai été beau joueur, je n'ai rien dis à ces gens, c'est bientôt fini. Regarde une dernière fois la rue, t'es pas prête de la revoir." Elle lit un autre truc dans ses iris. C'est la première fois qu'il fait ça. Putain ce gus est un connard, dangereux mais un connard quand même. Mince, il a même un peu la trouille. Une seconde odeur émerge sous la première, moins aigre, un chouille plus acide, citron, non, acide oxalique plutôt. Sel d'oseille. Potassium. En plus il va me massacrer la tronche ou je ne sais quoi, je vais être couverte de bleus. Echymoses. Violet. Noir. Mort. Inox. Tiroir. Jamais! Elle tente de se dégager. Le mec resserre son étreinte. "N'essaie même pas." Il chuchote. "Tu va rapporter gros. Vont aimer une nana comme toi sur les chantiers". Elle pince les lèvres pour ne pas hurler "même pas en rêve. Plutôt crever!" Les larmes sont justes derrière ses yeux. Brûlantes. Ecarlates. Ne pleure pas. Si tu pleures, t'es morte. Calme toi. S'il voit que tu paniques, c'est la fin. Le gars essaye de l'entraîner dans une ruelle sombre qui jouxte la rue principale. Elle résiste. Ouf, coup de bol, elle a mis ses bottines à semelles de crêpe qui accrochent plutôt bien sur les pavés glissants. Bien fait pour une fois d'écouter la météo. La ruelle est déserte. Les gens préférent se balader dans l'artère principale où pendent des guirlandes de citrouilles orangées, battues par le vent glacial qui s'engouffre entre les immeubles. C'est Halloween, le temps est au diapason des festivités. Ce barge l'agresse en pleine rue et personne ne voit rien, même pas le gars qui vend ses merguez et ses barquettes de frites à 15 mètres. Le gus est super excité. Elle le sent. Nouvelle fragrance. Epices, musc, safran. Elle a beau résister, ils glissent inexorablement vers la ruelle, enchâssés l'un dans l'autre, corps contre corps, le sien contre le mur, râclant contre le crépis. Elle sent son torse. Pectoraux béton. Boxeur? Acier. Gris. Froid. Autopsie. Analyse les lieux, connexions neuronales emballées. Vortex. Fais tourner. Immeubles renaissance. Passage étroit. Sombre, noir, mort, cercueil. Pas un chat. Les restaurants sont tous ouverts, il y a cinq gus au mètre carré à côté, ça braille dans tous les sens et là, que dalle. A 10 mètres, plus personne. Aggriper le mur avec les doigts. Zut, ça glisse. Pas d'ongles. Pas possible avec les gants en latex à l'hosto. Prochaine vie, je ferai coiffeuse. Elle écarte les jambes pour assurer son appui. Le mec en profite pour la coller de plus près, elle sent son dard plus dur encore fouiller le cuir de sa robe. Va la violer en pleine rue? Personne ne verrait rien. RE-FLE-CHIS! Il y a forcément une solution. Tu dois en trouver une! T'as pas le choix. C'est maintenant. T'es seule, les autres s'en tapent, ta famille est au chaud dans le canapé du salon, personne ne viendra à ton secours. C'est Halloween ce soir, pas Noël. La télé repasse pas La Belle au Bois Dormant ou la Petite Maison dans la Prairie. Ce soir, c'est trash. Soit tu te démerdes soit tu paies cash. Elle se force à bander les muscles de ses jambes que les montées d'adrénaline ont transformées en coton. S'invective: "tu te bouges? Tu le vois le porche à 5 mètres, dans l'ombre, là. Si le type t'y traîne, c'est dead. T'en ressortiras pas vivante! Faut te le dire comment? Perdu pour perdu, essaie quelque chose!" Le sang circule dans son corps à la vitesse du son, carmin, fluide, dans celui du mec aussi, plombé par la drogue, marron, gluant, sale. Elle est plus lucide que lui. C'est sa seule chance. Elle entend vaguement ce qu'il lui dit "salope, tu vas voir, j'ai des potes, on va bien se marrer. J'srai riche grâce à toi". Les bruits de la rue commerçante s'éloignent. Je vais crever pendant que les autres bouffent des churros au Nutella et des kebabs noyés sous la mayo. Elle a déjà eu peur mais jamais comme ça. Les quelques mecs éméchés et insistants croisés dans des soirées lui apparaissent d'un coup comme des agneaux. Dire qu'elle en avait giflé un une fois, lasse de se faire passer les mains aux fesses dans une boîte. D'un coup, elle se sent sale. Ce type schlingue malgré ses fringues propres, pue la crasse qu'il a dans la tête, l'autre nana l'a traitée de pute. Manquait plus que ça. Pute toi même. Pourquoi ne lui a-t-elle pas dit? Idiote. Si elle s'en sort, elle passe une heure sous la douche brûlante à se savonner le moindre millimètre carrée de peau et de cheveux. Le gars a un mauvais sourire. Rictus de vainqueur. Dents jaunies par le tabac. Envie de vomir. Le porche n'est plus qu'à un mètre. Elle n'a pas trouvé de solution, toujours coincée entre son agresseur et le mur de pierres qui lui écorche le dos. Lui rampe sur elle, contre elle. Pas en elle, elle se le promet. Même pas une lumière aux fenêtres. Le flot des sorcières en nylon noir, des squelettes et le halo des guirlandes oranges s'estompe. Dans quelques minutes, ça sera fini. Derrière la porte encastrée sous le porche, il doit y avoir 10 mecs de la même espèce qui vont lui passer dessus un par un, déchirer ses collants et sa robe après l'avoir vraisemblablement rouée de coups. Sa mère ne la reconnaîtra même pas à l'IML. Fracture. Maman! Rupture dans la psyché. Au secours! Quelque chose monte de ses entrailles. Incontrôlable. Violentissime. Elle ne se rend même pas compte qu'elle tremble ni que son corps est tendu comme une corde. Elle gonfle ses poumons et hurle. Concert hard rock. Milliers de décibels. Elle ne s'entend pas. Elle n'est plus elle-même. L'adrénaline a fait son oeuvre. Elle est une autre, devenue folle, cinglée, déchaînée. Elle s'en fout que quelqu'un la voit ou l'entende. Plus aucun son ne lui parvient, ni celui des fanfares de cuivres qui jouent dans la rue, encore moins le carrillon du manège pour enfants qui est resté ouvert tard pour l'occasion. Il n'y a qu'elle et ses cordes vocales qui se tendent, elle et lui qui ne s'y attendait pas, que cette petite nana mignonne avec ses petites bottines lacées et son Bomber d'occase, presque sage depuis 20 minutes, fasse un truc pareil. Elle, ou peut-être une autre qui est en elle veut vivre. Si elle doit crever, elle lui aura au moins déchirer les tympans avant. L'encadrement du porche n'est plus qu'à une enjambée. Stupéfait, il relâche à peine son étreinte. Suffisamment pour qu'elle se rappelle ce que lui avait dit sa grand-mère. "Un coup de genoux où tu sais". Finalement, c'est elle qui s'accroche à lui pour mieux le frapper. Partout. Ce n'est plus une gentille étudiante en médecine mais une furie dont les forces sont décuplées par la peur panique. Elle le bourre de coups à l'entrejambe en le tenant par les épaules. Le mec flageole. C'est elle ou lui mais elle a décidé. Ce sera elle. Elle peut le faire. Alors elle le fait. Il tient ses mains sur son ventre et elle s'en fout. Elle continue à le cogner. Avec tout son corps, poings serrés, pieds, frappe, tempe, nuque, tibias, à la volée. Les cours de médecine imprimés dans la mémoire profonde savent où ça fait mal. Il est à terre. Elle n'est plus qu'une bête sauvage et enragée décidée à achever sa proie. Il gise sur le sol, à plat dos sur les pavés luisants. Elle écrase son nez d'un coup de talon, vise le plexus et frappe d'un coup sec. Crac. Le type ne bouge plus. Elle ne réalise pas. Pétrifiée. Statue de sel. Qu'est-ce qu'elle fait dans cette ruelle? C'est qui ce type? Où est son sac? Elle n'a plus conscience ni du jour, ni de l'heure, ni des guirlandes accrochées aux lampadaires qui voltigent dans les bourrasques à quelques mètres. Ses yeux tombent sur ses bottines. Au bout il y a un corps. Sans doute le sien. Un homme arrive, portant un immense chapeau noir et arborant une araignée velue collée sur la joue. Il pose la main sur son épaule: "ça va Mademoiselle?" Elle ne sait pas. La tête en arrière, elle pousse une plainte qui déchire les lambeaux de nuage couvrant la ville, se réveille enfin. Ouvre les yeux. Il y a la lune, blanche, un croissant immaculé surgit entre les cheminées et les toits.  Une femme déguisée en citrouille apparait dans son champ de vision machouillant une bouchée rose au parfum de fraise. C'est vrai, elle avait oublié, ce soir c'est Halloween.

  • Merci de ta critique. Je vais reprendre ce teste pastiche pour en faire plus que du Lovecraft, donc ! Le défaut de Lovecraft : hormis la peur, il n'y a pas d'autre sentiment !!!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • Bonjour Matt. Merci de ton commentaire très élogieux. J'ai lu ta nouvelle. J'aime beaucoup l'entrée en matière et le dénouement. L'écriture me semble fluide. Comme j'aime ce qui bouge, c'est un texte que je lis avec plaisir même si j'aimerais bien en savoir plus sur les ressentis des personnages, ce qu'ils ont au fond des tripes, ce qu'ils pensent mais n'osent pas dire... Il n'y a plus qu'à continuer!

    · Il y a presque 11 ans ·
    P1010373 orig

    vic-nekavo

  • Wouahh !Impressionnant ! Hallucinant, bien écrit et palpitant. Bravo ! Puis-je te recommander la lecture de cette nouvelle ? Donne-moi ton avis sur ce pastiche de Lovecraft ?

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • Irréel pour elle, dans le sens où on a l'impression qu'elle ne veut pas y croire au début, qu'elle ne veut pas comprendre ce qui est en train de se passer. Qu'elle puisse se dire "prochaine vie, ferai coiffeuse" ou qu'elle soit obligé de se dire "T'en ressortiras pas vivante!" pour réagir, lui donne un (petit) côté "je suis spectateur de ce qui m'arrive", une attitude très distanciée finalement, jusqu'au moment où elle bascule.

    Et oui, le "ça déménage" est un super compliment, je le confirme. J'aime bien ce type de construction : on avance, on avance, on avance et paf ! ça pète !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

  • L'irréel de la situation?! Es-tu sûr?
    Merci du "ça déménage", je prends ça pour un super compliment.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    P1010373 orig

    vic-nekavo

  • Wouah ! Ah ben ça déménage de lire ce genre de truc !
    Très bien joué. On oscille entre les descriptions cliniques froides et l'irréel de la situation. Il faut un déclic décrit comme chimique (l'adrénaline) donc extérieur, incontrôlable, pour que la folie destructrice remplace la froideur et même la distance par rapport à ce qu'elle ne réalise ni ne comprend.
    J'aime bien.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

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