Le berceau vide
caza
« Lou, je voudrais te mettre dans la confidence avant que tu ne l'apprennes par un biais détourné, voilà, je suis enceinte. Si j'ai bien compté, il ou elle sera le 16ème bébé de la boîte en 10 ans, tu te rends compte !
Oui, je me rends compte, je les ai tous vus arriver. Super nouvelle ! Je suis contente pour toi, Lilly, viens que je t'embrasse ! »
Lou serre sa collègue dans ses bras et lui claque deux grosses bises, puis, prétextant que sa pause est finie, quitte la salle et retourne à son bureau.
Une fois la porte refermée, elle s'arrête dans le couloir, serre les dents en s'appuyant sur le mur.
Comment lui dire à Lilly, qu'à ce moment précis, elle la déteste au plus haut point, qu'elle s'en fout royalement de son niard, que ça fait maintenant 10 ans qu'elle souffre le martyre à chaque môme qui a pointé le bout de son nez dans sa boîte ??
Personne ne s'est aperçu qu'à chaque fois qu'une collègue est enceinte, Lou se fait moins présente dans la salle de pause où tout le monde prend son repas, qu'elle se dépêche de finir de manger, de laver sa vaisselle et de repartir, sans un bruit, sans un mot.
Elle n'est pas la dernière à participer à toutes les enveloppes qui passent pour célébrer dignement l'arrivée du nouveau bébé, mais elle ne veut pas les prendre dans les bras quand ses collègues viennent au bureau avant de reprendre le collier, bizarrement, elle est toujours enrhumée à ce moment-là…
Cela lui rappelle de trop mauvais souvenirs et la confronte à sa plus grande douleur, celle de ne pas être mère.
Lorsqu'elle venue habiter avec Baptiste, il n'était bien sûr pas question d'avoir un enfant, elle était encore lycéenne et ils devaient tous deux consolider leurs situations respectives.
Puis quand elle est entrée dans cette grande société d'assurance, elle a repris ses études, six ans qu'elle n'a pas vu passer, pendant ce temps-là, pas question d'envisager une grossesse non plus…
Il a fallu aussi trouver un appartement, ce qui a coïncidé avec l'obtention de son dernier diplôme et à l'arrivée au Bureau d'Études, un travail qui lui plaît beaucoup, et Baptiste a enfin décroché un poste stable lui aussi.
Elle va avoir 27 ans, plus rien ne s'oppose enfin à ce qu'ils fondent une famille, alors, ils décident de sauter le pas.
Octobre les voit récompensés de leur attente, Lou en est certaine, elle est enceinte : elle a envie de dormir tout le temps, des haut-le-cœur devant les étals de viande et mal aux seins ; un test en pharmacie lui confirme d'ailleurs ce qu'elle pressentait, ils vont bientôt devoir investir dans une voiture…..
Baptiste est heureux, il l'entoure de mille petites attentions et lui épargne comme il peut la vue des aliments qui la mette à mal, préparant la cuisine encore plus souvent qu'à son habitude.
La première échographie ne révèle rien de particulier, mais comme elle s'y est prise un peu tôt, l'obstétricien lui demande de revenir deux semaines plus tard.
Deux semaines plus tard, l'obstétricien lui dit qu'il y a quelque chose de bizarre, rien sans doute, mais pour en avoir le cœur net, il faut qu'elle revienne encore, dans trois semaines, l'embryon sera alors plus visible, on pourra se faire une idée des choses.
Trois semaines à se ronger les ongles plus tard, Lou revient, tendue, et là, l'obstétricien lui demande si elle a de la famille en Afrique, stupéfaite, elle répond que non mais pourquoi cette question ?
« Voilà, vous faites une grossesse môlaire, ce qui est, normalement, plus fréquent sur le continent africain ou dans les familles comptant des africains.
Une grossesse môlaire est une grossesse dans laquelle le fœtus ne se développe pas, ou très mal, en revanche, le placenta, lui, se développe de manière anarchique et souvent, des morceaux se détachent et vont migrer, pour se fixer notamment sur le foie. C'est dangereux, et cela nécessite d'interrompre la grossesse.
Vous allez donc devoir subir un curetage à l'hôpital, je vous réserve dès aujourd'hui une place à la clinique de Villeneuve Saint Georges. »
Lou est abasourdie.
En sortant du cabinet du médecin, elle appelle ses collègues de travail, elle ne peut pas joindre Baptiste, à cette époque, les portables n'existent pas, et elle fond en larmes. Ses collègues la rassurent, ce n'est qu'un coup pour rien, elle est bien suivie, la prochaine fois sera la bonne.
Lou rentre à la clinique un mercredi et le médecin qui la reçoit est jeune, sur son badge, un morceau de scotch en vérité, sur sa blouse, elle voit qu'il a écrit Dr NO, ce qui la fait sourire malgré tout.
Sa voix est douce quand il lui explique ce qu'il va se passer : on va lui enfoncer dans l'utérus des tiges d'algues séchées qui vont, avec l'humidité, permettre au col de s'ouvrir et alors, il sera plus facile d'aller procéder au curetage et cette méthode a l'avantage de ne pas endommager l'endomètre ni l'utérus qui, n'étant pas cicatriciel, pourra lui permettre d'envisager une nouvelle grossesse, mais il faudra attendre les résultats de l'anapat pour savoir dans combien de temps….
S'en suit une batterie d'examens en tout genre et notamment un qui nécessite qu'elle se rende en fauteuil roulant jusqu'à la salle.
En chemin, le brancardier qui la pousse lui demande « alors, c'est votre premier enfant ? »
Elle ne peut s'empêcher de lui répondre, un peu sèchement : « oui, et on va me l'enlever » ce qui met fin à la discussion.
Quand elle se réveille, elle est dans une chambre, Baptiste à ses côtés.
Il lui dira, bien plus tard, que, alors qu'elle était encore sous l'emprise de l'anesthésie, elle lui a demandé si elle allait bientôt passer et, qu'en apprenant qu'elle était sortie du bloc, elle s'est effondrée en larmes, et que cela le hante.
Dr NO repasse plus tard dans l'après-midi et la réconforte : elle a fait une grossesse pseudo-môlaire, moins grave, elle doit prendre la pilule pendant trois mois et pourra retenter après d'avoir un autre enfant, cela ne présage de rien pour la suite.
Mais, après avoir repris et arrêté de nouveau la pilule, elle remarque que son cycle est décalé, elle n'arrive pas à ovuler correctement, aucune grossesse ne peut être mise en route.
Les médecins qu'elle voit lui disent tous la même chose : « arrêtez d'y penser, ne focalisez pas, cela va venir tout seul. »
Ne pas y penser, ils en ont de bonnes tiens !
Comment faire pour ne pas y penser quand tous les mois, la nature vous rappelle que, ben non, c'est pas encore pour cette fois….
Les mois, les années se succèdent, sans plus de résultat, alors Lou décide de consulter un vrai médecin qui s'y connait, un médecin qui traite l'infertilité.
Devant son histoire, ce médecin la rassure, aucun des deux ne peut être infertile, il s'agit d'autre chose, quelques piqûres devraient remédier au problème.
Mais trois mois plus tard, il convient de se rendre à l'évidence, cela ne fonctionne pas.
Alors le médecin lui met le marché entre les mains : ou elle va voir un psychiatre, ou elle arrête de s'occuper d'elle.
Le rendez-vous avec le psychiatre est programmé, Lou s'est convaincue que, puisqu'elle est sûre de ne pas être folle, il ne peut rien pour elle, elle ne risque donc rien à aller le consulter.
Le médecin qui la reçoit est manchot, ce qui ajoute à son angoisse, car malgré tout, elle craint qu'il ne lui trouve une tare….
Il lui pose plein de questions sur elle, son couple, son enfance, auxquelles elle répond honnêtement, son avenir maternel en dépend.
À la fin de la séance, le psychiatre lui dit une phrase qui va la marquer : « je ne sais pas comment vous y êtes parvenue, avec tout ce que vous m'avez raconté, mais vous êtes équilibrée, alors ne changez pas. » et il donne son aval pour continuer à progresser dans le programme de traitement contre l'infertilité.
Mais, à part lui faire prendre plusieurs dizaines de kilos superflus, les divers traitements n'auront aucun effet.
Leur départ pour la région toulousaine mettra un frein à leurs tentatives, un nouveau boulot, il faut de nouveau s'investir et montrer de quoi on est capable, chercher une maison, pas question d'avoir du temps pour une grossesse.
Puis la vie et ses vicissitudes vont se charger du reste, il sera dit que la petite chambre finira en bureau dans cette grande maison.
Alors aujourd'hui encore, comme à chaque annonce de grossesse dans sa boîte, Lou serre les dents, continue de sourire, mais ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait 28 ans cette année, car forcément, ça aurait été un garçon…
malheureusement notre société du paraitre, du fric et du mensonge écrase une bonne partie des familles les plus saines... je ne peux que vous offrir un coup de coeur, mais l'expression tombe mal
· Il y a presque 3 ans ·Gabriel Meunier
Merci
· Il y a presque 3 ans ·caza
Très émouvant.
· Il y a presque 6 ans ·divina-bonitas
Merci
· Il y a presque 6 ans ·caza
Poignant
· Il y a presque 6 ans ·Aurelie Blondel
Merci
· Il y a presque 6 ans ·caza