Le bus c'est bon

Pierre Magne Comandu

À Paris tu peux prendre le bus quand t'as pas envie de prendre le métro.


Plutôt que descendre une à une les marches crades des escaliers gris bourrés de cigarettes et de crachats des bouches lourdes des étudiants à Censier-Daubenton ; tu marches sur les trottoirs.


Tu vois à l'horizon le ciel habillé de bleu des derniers soirs d'octobres et le crépuscule fondu au loin dans la rue Monge, plutôt que fixer le carrelage blanc avec tes yeux morts.


Plutôt que laisser tes yeux voir la fourche verte sur le fond blanc de la 7 et te demander qui pouvait bien être Monsieur Sully-Morland ; tu vois les illuminations des soirs d'octobre à la fenêtre.


Tu laisses les clignotants et les klaxons des embouteillages faire s'arrêter ton regard émerveillé et ton sourire sur les boules jaunes et vertes du boulevard de Sébastopol à la nuit violette, plutôt que te demander immobile pendant dix minutes qui était Monsieur Réaumur - Sébastopol.


Plutôt qu'ouvrir la porte et écraser la pute peroxydée du XVI° et son sac Louis Vuitton, râler un  « excusez-moi » lancinant sous la tâche de transpiration du T-Shirt bleu du grand noir qui se tient à la barre de fer, et cogner le bébé dans le ventre épais d'une jeune femme au sourire pourtant triste  ; tu souris devant ces jeunes couples qui sourient dès qu'ils valident leur pass Navigo à l'entrée.


Tu vois les sourires des contrôleurs les soirs où ils finissent par connaître ton sourire et tes cheveux éventés au vent de l'hiver, plutôt que d'entendre « bip » et le « tchik tchak » des portes.


Plutôt que voir sur ta Rollex, ton iPhone 6, et sur les va-et-vient de tes yeux entre ces derniers et la ligne droite de la 4 bleue sur fond blanc, le temps qui te sépare de ta destination jusqu'au journal de Laurent Delahousse ; tu laisses la beauté de ces soirées en bus te laisser prendre le temps.


Tu vois les enseignes mordorées du Printemps et illuminées de rouge des Galeries Lafayette avant de voir courir vers l'entrée une fille en jupe blanche et un garçon en chemise noire dans les bras l'un de l'autre, plutôt que d'être piégé au milieu des sourires morts et des lèvres refaites.


Plutôt que tomber sur le quai chassé par la foule dès que la porte est ouverte, courir sur l'autre quai, bousculer les attaché-case et les costumes-cravates des  community manager aux noms composés et à la mine décomposée, remonter les escaliers crades de cadavres de bière et de canettes de Sprite, pousser de tes bras la lourde porte grise automatique et prendre les escalators pour remonter à la lumière aveuglante de la ville que tu n'as pas vue depuis trente minutes ; tu descends, et tu marches.


À Paris tu peux prendre le bus une premières fois et puis tu prends le métro pour la dernière fois.

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