Le cercle des enfants disparus

Pierre Magne Comandu

21 juillet 1951 - 11 août 2014.

Tu avais survécu vingt-six ans à la jungle qui t'avais emporté enfant, jusqu'à ce qu'au milieu des troupeaux, des fusils, des pélicans, des singes, et des tremblements de terre et des orages, deux enfants et les centaines de milliers de ton public te libèrent et t'aiment.


Tu avais presque atteint l'immortalité grâce à la robotique pour faire le bien autour de toi ; si seulement ta vie et tes sourires à l'écran du cinéma n'étaient pas des châteaux de cartes, et si les plus beaux châteaux de cartes n'étaient pas ceux où le vent souffle si vite.


Tu avais retrouvé ton enfance et avais combattu une deuxième fois pour sauver celle du pays imaginaire, et nous envoler rêver à nouveau vers la nôtre pendant deux heures vingt ;  tour à tour Peter Pan, gosses en guenilles, crocodile affamé de rêve et d'océan.


Tu avais été président des États-Unis, figé le jour dans une statue de cire souillée des regards et des doigts des touristes, enfiévré la nuit dans une charge chevaleresque à travers les neiges et à travers les plaines jusqu'à la pierre du Mont Rushmore.


Tu avais aidé un surdoué à vivre sous les colosses aux pieds d'argile au cœur des suburbs, tu avais inspiré des poètes au sein des vertes plaines que vont border les lacs et les reflets dans l'onde du vol de ses oiseaux.


Tu as fait rêver les joueurs du monde entier avec ta fille.


Ce soir, en haut de l'étagère, sur une boîte d'or ornée de Triforce rayonnante et de plis et volutes d'une silhouette de fée, le nom de ta fille veille sur moi. Ce soir, sur l'étagère, les Cds Nintendo et les Dvds dont tu es dorment depuis bien longtemps ainsi que mon enfance. Ce soir, sur l'étagère, il y a toutes ces choses d'un grand chantier qui s'appelle l'enfance et que tu as construit ; un peu enfouies, un peu endormies, un peu mortes. Ce soir, en haut de l'étagère, le nom de ta fille me rappelle que tu l'as tour à tour construite, cette enfance ; émerveillée ; que tu l'as faite jouer ; que tu l'as rappelée, tu l'as faite croire en elle, tu l'as poétisée.


Ce soir, sur mon étagère et dans les centaines de milliers de cœurs de tous les grands enfants du monde, tu es un peu partout.


Cette nuit, avec mon petit corps recroquevillé sur les poils blancs de Petit Graou et des pattes grises des portes-clés Nici je voudrais crier Jumanji, pour que ce ne soit pas vrai, pour que ce soit fini, pour entendre si tu as eu le temps de dire un dernier mot ; à ta vie, ta famille, ta fille, ton public ou aux mondes où tu nous embarquais.


J'ai crié Jumanji maintenant mais c'est trop tard, soixante-trois ans de jeu et puis tu es parti. Pendant vingt ans, du silencieux bois du grenier aux déchirures du bord du torrent, c'est toi qui nous avais montré comment lancer les dés et puis jouer au jeu ; maintenant c'est notre tour.


Je joue.


Puisse notre cercle des enfants disparus ne jamais s'arrêter de rêver.


Good Evening, Robin.


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