Le chausson aux pommes

Tête De Plume

Émile lace ses souliers vernis, enfile son chapeau puis attrape sa canne. Qu'il pleuve, vente ou neige, il sort toujours de chez lui à 8h30 tapante. C'est sa balade matinale, son rituel depuis qu'il est veuf. Il se rend au village, s'arrête au marché, salue les vieux copains et prend un café au PMU avec gars René.

Mais aujourd'hui est un jour spécial. C'est mercredi. Sa destination est unique. Aucun détour n'est envisageable. Il prend son temps pour cette marche particulière, ce pèlerinage hebdomadaire qui lui tient à coeur. De toute façon il n'a pas vraiment le choix car il ne marche plus aussi vite qu'avant. Le corps froissé comme un papier il tourne sur la grande rue, celle qui mène à la boulangerie qu'il connaît si bien. Un courant d'air froid glisse sur sa nuque. L'homme remonte son col. Soudain une main invisible agite le ciel comme elle agiterait un pot de sucre glace au dessus d'une crêpe dorée. La neige se met à tomber en poudre légère. Un flocon atterrit sur son gros nez. Émile sourit, même si son coeur bat à tout rompre. 

Il pousse la porte, faisant tinter joyeusement les trois clochettes au dessus de sa tête. L'odeur du pain frais lui caresse le visage. Il ferme les yeux une fraction de seconde, savourant cet instant de bonheur si simple. Il saisit ses lunettes pleines de buée et les essuie avec son mouchoir de poche carreauté. C'est lorsqu'il les repose sur son nez, passant du flou à une vision nette et précise, qu'il la voit. Là. Juste devant lui. Elle lui tourne le dos et patiente pour être servie. C'est improbable mais il sait que c'est elle. Il en mettrait sa main à couper. Le souffle court, il observe cette femme, un parapluie fermé à la main lui servant subtilement de canne. Ses cheveux gris et blancs sont relevés avec élégance, laissant s'échapper une boucle sauvage. Elle se tourne de côté et s'adresse à la boulangère derrière le comptoir. 

- Un chausson aux pommes, s'il vous plait.

Émile entrevoit son profil. Sa bouche délicate. Son nez si fin. Ses rides dansent joyeusement aux coins de ses yeux. Sa voix raisonne dans les oreilles d'Émile telle une mélodie pétillante.

Rose… C'était il y a combien ? Quarante ans ? Au premier coup d'œil ils étaient tombés fous amoureux l'un de l'autre. Amants ivres et éperdus ils vivaient sans peur du lendemain, portés par une heureuse insouciance. Elle avait vingt-deux ans. Lui vingt-quatre. Ils s'étaient tout promis, de s'aimer à chaque nuit, de s'aimer pour la vie. Mais la guerre avait fait basculer leurs projets et Émile apprit qu'il allait devoir partir rejoindre le front. Il ne pourrait plus passer ses doigts dans ses boucles lumineuses. Elle ne pourrait plus s'endormir au creux de ses bras. Les adieux furent déchirants, furieusement violents. Mais ils continuèrent de s'aimer à travers d'interminables lettres qui semblaient vouloir arrêter le temps. Elle lui racontait ses journées, la maison qu'elle avait repérée au bord de l'océan, la recette du chausson aux pommes qu'elle maîtrisait maintenant à merveille. Elle l'attendait, jour et nuit. Il lui écrivait que penser à elle l'aidait à ne pas sombrer face aux horreurs de la guerre. Les mots glissaient, les lettres allaient et venaient, les espoirs perduraient. Puis du jour au lendemain, elle se mit à remplir ses lettres de peur et d'incompréhension, de doutes et de tristesse. Elle l'implorait de donner signe de vie. Émile ne comprenait pas. Il s'efforçait de lui écrire autant que possible, de la rassurer, de lui affirmer qu'il était encore bien vivant, en vain. Il finit par comprendre que quelqu'un interceptait ses lettres avant que Rose ne puisse les recevoir. Mais qui ? Pourquoi? Il ne sut jamais. Mais jamais il ne s'arrêta de lui écrire.

A son retour au pays, un mercredi, il la chercha partout. Rose… Elle n'habitait plus dans sa petite maison, les fleurs étaient fanées, les portes condamnées. Que s'était-il passé ? Il passa plus de six mois à tenter de retrouver sa trace, téléphoner à de mauvais numéros, suivre des pistes pleines d'espoir, jusqu'à la même désillusion : elle était introuvable. Il dut se résoudre à abandonner ses recherches. Il décrocha son diplôme de boulanger-pâtissier, se maria, mais jamais il ne l'oublia. 

Aujourd'hui, quarante ans plus tard, Rose est ici, à quelques pas d'Émile, abasourdi. Il pourrait presque sentir son parfum. La femme saisit son chausson aux pommes emballé dans un petit sachet et adresse un « merci » doux à la boulangère. Sa voix. Il veut l'entendre, encore, se lover dedans et arrêter le temps. Avec la grâce d'une danseuse elle se tourne pour se diriger vers la sortie. C'est alors qu'elle croise son regard. Un bruit sec raisonne. Son parapluie-canne est tombé par terre.

Ses yeux émeraudes se figent, soudain brillants.

Ses lèvres esquissent un « o » stupéfait.

Émile… C'était il y a combien de temps? Quarante ans?


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