Le chien de prairie
Elsa Saint Hilaire
Le chien de prairie
La nouvelle provoqua une floraison de sourires sur les visages des 6ème C. Madame Solal était souffrante et les deux heures de mathématiques de la matinée étaient remplacées par deux heures d’étude. Seule, Corinne esquissa une moue de déception. Elle avait confié à son amie Sylvie qu’elle avait occupé tout son week-end à travailler des exercices avec le soutien de son grand frère et qu’elle avait compté sur ce cours pour remonter la moyenne lamentable de ses notes en la matière. Sylvie, pour la consoler, sortit de son cartable trois paquets de Carensacs multicolores. Les bonbons dragéifiés circulèrent de mains en mains, firent le tour de la classe et trente-deux bouches enfantines se mirent à suçoter bruyamment, les petits bâtonnets de réglisse. Un souffle de liberté flottait dans la pièce. L’intermède fut de courte durée car l’entrée de « Peau de vache », la surveillante la plus crainte et de facto détestée du lycée, coupa court au relâchement général. Les têtes se figèrent et les bras se croisèrent.
— Mesdemoiselles… Vous avez deux heures devant vous pour vous avancer dans votre travail. Sortez vos cahiers de textes et profitez de ce temps libre pour préparer ou réviser vos cours. Je ne veux pas entendre le moindre bruit, pas le moindre bavardage. Si vous devez aller aux toilettes, c’est l’une après l’autre. Et arrêtez de mâchouiller… Vous êtes en étude, pas en cours de récréation. Le message est bien compris, mesdemoiselles ?
Un vague murmure d’acquiescement sourdit de quelques lèvres et les têtes plongèrent dans les cartables pour en sortir l’attirail du parfait lycéen.
Corinne, après avoir soulagé le sien de son contenu, fit tomber volontairement un cahier entre elle et Sylvie, puis la tête penchée sur le pupitre de bois, tout en feignant de peiner à le ramasser, elle interrogea à voix basse son amie :
— Tu vas faire quoi, toi ?
Sylvie ouvrit son cahier de textes à la page du vendredi et pointa l’énoncé de la rédaction à rendre ce jour là : « Décrivez votre animal favori. » Corinne cilla pour signifier qu’elle avait compris. Elles ouvrirent deux grands cahiers de brouillon à petits carreaux et Corinne écrivit en gros caractères sur le sien : « Quel animal, tu prends ? »
Son amie haussa les épaules et fronça les sourcils en signe d’interrogation. Corinne entreprit alors de remplacer les Carensacs en mâchonnant le bout déjà aux trois quarts entamé d’un crayon noir puis, laissa son regard flotter jusqu’au plafond beigeasse de la salle de classe. Des frimousses de chats, des trognes de chiens peuplèrent son esprit mais le choix lui sembla par trop banal. Elle se concentra d’avantage et soudain la couverture d’un livre offert par sa tante le jour de ses dix ans ne quitta plus son esprit. Il s’agissait d’un livre de photos et de textes tirés d’un documentaire animalier de Walt Disney qui avait rencontré le succès dans les cinémas quelques années plus tôt. La couverture représentait un chien de prairie à l’affût au bord de son terrier. L’animal dressé sur ses pattes arrières, toutes moustaches frémissantes, servait de vigie à la colonie et semblait prêt à pousser son cri d’alerte au moindre danger. Bientôt Corinne se souvint de toutes les photos du livre, des longues étendues de prairies sauvages et des mœurs attendrissantes de ces sympathiques rongeurs. Elle cessa de mâchonner son crayon et agitée d’une frénésie d’idées écrivit d’un trait : « Sur son tertre, un regard inquiet scrutant les courtes herbes jaunies de son territoire, veille le chien de prairie… »
Le reste du récit vint d’un seul jet, sans les perpétuelles hésitations que lui valaient les précédents exercices rédactionnels, tant et si bien que lorsque les deux heures d’études se terminèrent, c’est le cœur léger et avec le sentiment de n’avoir pas vu le temps passer qu’elle tendit son brouillon à Sylvie. Tandis que le brouhaha des cartables que l’on remplissait, des chaises que l’on repoussait, envahissait la salle de classe, l’amie de Corinne dévorait le texte, écarquillait des yeux de plus en plus grands et lorsqu’elle eut englouti la dernière phrase c’est avec un sourire d’admiration qu’elle rendit à son auteure sa rédaction.
— Ho ! c’est vraiment super… Où vas-tu chercher tout cela ?
Corinne lui expliqua la source de son inspiration et lui promit dans la foulée de lui prêter le livre.
Deux semaines passèrent, puis vint enfin le jour de la correction des copies.
Mademoiselle Blanchardon était une femme corpulente, aux traits lourds et aux cheveux d’un blanc jauni remontés en un chignon sans apprêt. Elle assurait les cours de latin et de français avec l’autorité sèche et la froideur calculée que sa nature hautaine lui prédestinait. Elle avait réglé dès le début de l’année le problème des places en prenant l’ordre alphabétique des élèves pour leur attribuer un siège, le pupitre à gauche de la première rangée étant réservé aux patronymes commençant par un « A » et ainsi de suite… Au bout d’un mois, habituée à repérer ses élèves, le système s’affina d’une sélection liée aux résultats scolaires. C’est ainsi que le premier rang s’était peuplé des fortes en thème et le dernier, des plus nulles. Corinne et Sylvie occupaient des pupitres de rang médian.
Ce jour-là, elle sortit de son cabas de cuir noir, l’épais tas de copies avec la lenteur exaspérante qu’elle prenait à faire monter l’anxiété parmi les jeunes filles. Elle considéra longuement d’un œil inexpressif les trente-deux paires d’yeux qui guettaient le moindre de ses gestes. Certaines se tortillaient sur leur siège en proie à une gêne intense, d’autres baissaient la tête et priaient pour s’en sortir avec une note moyenne. Enfin, dans un silence chargé d’angoisse, sa voix monocorde s’éleva dans la classe.
— Bien ! Enfin, lorsque je dis bien, il s’agit d’un euphémisme. Le sujet qui aurait dû enflammer les esprits n’a récolté que de piètres salmigondis ineptes. Le niveau des copies est le reflet exact du niveau de vos pauvres cervelles : niveau zéro !
Le chiffre fit frémir l’assemblée et chacune s’imagina en train de donner à signer à des parents en colère, une copie barrée en rouge du chiffre fatidique. Des regards apeurés s’échangèrent entre les travées. Le pire restait à venir et la voix glaciale reprit son petit jeu de torture :
— Sept copies ont la moyenne et plus. À ce compte-là, le passage en cinquième est largement compromis pour les deux tiers de la classe et les élèves du premier rang vont reculer d’un cran. Venons-en à vos exploits littéraires : 18…
Sa main reposait sur la copie et empêchait les gamines de repérer le nom ou de reconnaître l’écriture. Elle attendit quelques secondes supplémentaires, puis, fit jaillir la copie du tas et la brandit en direction de Corinne.
— Corinne Jurfaud. Vous féliciterez vos parents !
Les joues de Corinne s’empourprèrent, le sang monta en vagues chaudes et pressées aux tempes. Elle dut s’appuyer au rebord du pupitre pour se lever de sa chaise.
— Mes parents… Mademoiselle ?
— Oui, vos parents. Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes l’auteure de ce texte, j’espère !
— Mais si, c’est elle ! elle l’a écrit en étude, je l’ai lu ce jour là.
La phrase était sortie de la bouche de Sylvie comme un cri de révolte. Debout derrière son pupitre, elle défiait de son mètre trente le tyran, avec l’énergie des damnés. La copie retomba sur le tas et un sourire vicieux barra le visage de Mademoiselle Blanchardon.
— Le cinq de votre rédaction mémorable s’accompagnera pour cette brillante sortie, mademoiselle, d’un zéro de conduite et d’une place de choix au dernier rang. Vous pourrez y jouer à loisir, les avocates, mais en silence…
Corinne jeta un regard désespéré vers son amie qui déjà ramassait ses affaires, les yeux baissés et le visage crispé. Un sentiment inconnu se mêla à la colère qui faisait alors trembler ses membres. Ce sentiment portait un nom : la haine. Oui, il s’agissait exactement de cela : la haine. La haine face à l’injustice mais surtout la méfiance face à l’adulte qui n’était plus et ne serait plus jamais, l’être toujours aveuglement respecté et aimé de son enfance protégée. Le regard qu’elle adressa à son professeur de français en allant chercher sa copie était dénué de toute ambiguïté. La bataille de prunelles tourna court, l’enseignante ayant maintenant des doutes.
La punition infligée à Corinne fut cruelle : elle occupa le reste de l’année le pupitre au premier rang face à celui de son bourreau. Elle devint pour le restant de son existence "un chien de prairie", inquiète, vigilante, donnant l’alerte au moindre signe d’injustice et de bêtise humaine.
***
Très joli récit qui démontre le manque de psychologie
· Il y a presque 11 ans ·( ou de pédagogie ) de " certains " enseignants, matière hélas pas à leur programme, c'est bien dommageable !!
marielesmots
On était "cassées" d'entrée, mais si tu survivais, :-) tu avais tes chances d'avoir un Bac avec mention... :-)
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Waou! C'est quoi ce collège ou lycée? Il semble héberger de rares specimen de profs et surveillants déséquilibrés (pour ne pas dire carrément psychopathes!!)?
· Il y a presque 11 ans ·Ceci dit, j'avais un prof (un de mes préférés même après le passage de plusieurs années) qui une fois m'a couvert de tous les éloges pour une rédaction notée 10.50/20 :) ...
ahqepha
On l'appelait à l'époque Lycée... et non collège... lycée de filles... Camille Sée à Paris pour ne pas le nommer. Éducation rigide... uniformes... seuls points positifs: excellent enseignement, très bons résultats au Bac et développement rapide chez les élèves du sens critique et de l'esprit contestataire :-)
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire
Voilà comment on démollit un écrivain en herbe dans le cœur devenu haineux à cause d'injustice! Il y aurait tant à dire de ces folcoches de profs aux sentiments de pierre! Très émouvant ton texte Elsa! Comme je me reconnais dans cette Corinne!
· Il y a presque 11 ans ·Colette Bonnet Seigue
Merci Colette... pas vraiment surprise que tu t'y sois reconnue... un autre point en commun :-) bises!
· Il y a presque 11 ans ·Elsa Saint Hilaire