le cimetière

Christian Gagnon

À chaque fois qu'un père meurt, c'est le mien.

Deux ou trois fois l'an, je rends visite à mon père. Je lis son nom sur la pierre, à haute voix; il fait le saut, se réveille, me demande où il est. Je luis dis qu'il repose en paix, ça fait plaisir que je le lui rappelle. On garde le silence, à deux ça va mieux. Et puis on ne le meuble pas le silence, on lui laisse toute la place; surtout on ne dit rien, on ne veut pas le briser. On aime bien l'observer ensemble, il se déplace sur les nuages. C'est tout, mon père se rendort. Je l'ai négligé cette année, j'ai peur qu'il soit froissé, qu'il dorme à poings fermés, et peut-être même qu'il refuse de se réveiller. Mais mon père ne me ferait pas ça, pas à moi, l'enfant unique d'une famille de cinq, celui à qui il a appris à voyager sans partir, celui à qui il a montré qu'on n'avait pas besoin d'ailes pour voler. Les ailes c'est bon juste pour atterrir, et lui et moi, on n'a jamais voulu atterrir.

 

Je n'aime pas dire que mon père est mort. Je sais bien qu'il a cessé de vivre de la seule vie qu'on connaisse. Je ne crois pas qu'il ait trépassé parce que mon père ne voulait pas dépasser qui ou quoi que ce soit. Il n'a pas passé l'arme à gauche, il n'en avait pas. Qu'il soit décédé : (decessus), départ, j'accepte! Les anglais avec qui j'ai flirté, ils disent (passed away) : passé loin, parti ailleurs. C'est ça, mon père il est parti ailleurs; la prochaine fois que je le réveille, je brise le silence, je lui demande où.

  • alô Christian, j'adore : "Les ailes c'est bon juste pour atterrir, et lui et moi, on n'a jamais voulu atterrir." ce texte, évoque un lent moment, plein d'une réflexion d'appartenance, de ce rapport exclusif avec ce père de tous les pères. Lenteur du mot, lenteur du mouvement. On sent l'envie de s'assoir près de toi - Bravo et un gros ++

    · Il y a presque 6 ans ·
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    suemai

    • je suis certain que toi aussi t'as jamais voulu atterrir, et que, comme moi, tu préfères t'écraser.

      · Il y a presque 6 ans ·
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      Christian Gagnon

    • c'est curieux ta remarque, oui, à saute-moutons, l'ivresse des silences et le chaos des mots meublent mon quotidien. Et pourquoi atterrir quand, au dessus et dessous, l'air dissout les âpretés… une bise à toi et++

      · Il y a presque 6 ans ·
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      suemai

  • Très joli texte, tout en délicatesse et émotions

    · Il y a presque 6 ans ·
    W

    marielesmots

  • Un témoignage à la fois pudique et émouvant.
    Mais oui, on parle à nos chers disparus, en catimini, entre eux et nous...

    · Il y a presque 6 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • il m'arrive de me lever la nuit et de chercher. Je ne trouve pas, et pourtant je sens l'absence de quelqu'un. Merci

      · Il y a presque 6 ans ·
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      Christian Gagnon

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