Le Comte

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Nous l'appelons Monsieur le Comte. Je ne sais quelle en est la raison, l'origine. Je n'y crois pas. 

Il est vieux et souffre d'une boiterie que je pourrais qualifier d'un peu ridicule. Je n'y crois pas non plus. Si seulement il utilisait une canne, ses déambulations auraient un peu de classe. Il se redresserait. Il pourrait prendre un air martial et marteler de quelques coups le plancher vermoulu de sa chambre. Mais non, il tourne en rond, il grogne, gémit, ronchonne. Quand enfin il s'assied le fauteuil grince et de la poussière sort du rembourrage au travers de sa tapisserie élimée. 

L'autre soir, avant de le quitter, j'ai négligemment jeté un plaid écossais sur le fauteuil. Cela a donné à la pièce un semblant de gaité. Ce plaid, je le lui avait offert pour son anniversaire. Il m'avait gratifié d'un merci du bout des dents et d'un regard un rien méprisant. Je le comprends, recevoir un plaid en été c'est un peu dérisoire.


Famille et amis se réunissent tous les ans la dernière semaine d'août pour fêter son anniversaire. Cette année monsieur le Comte, en plus du plaid,  a reçu un téléphone à clapet avec de grosse touches et un haut parleur qui égrène les numéros des touches que l'on presse. « Ridicule ! »dit-il avec mépris. Une lampe qui se recharge avec un câble usb. Pffeuhh ! La petite nièce a tenté d'expliquer «  c'est simple, il suffit de le brancher sur l'ordinateur et vous pouvez choisir la couleur de l'éclairage et c'est économique car il n'y a pas d'ampoule et… » et elle n'a pas eu le temps de finir l'article car il a éclaté d'un rire tonitruant que je ne lui avais pas entendu depuis fort longtemps. D'un geste il  a montré la si vieille machine à écrire qui trône sur l'immense bureau. 

Ensuite quand différents objets ont été extraits de paquets nombreux et colorés, il ne regardait plus, ni les cadeaux, ni l'assemblée. Il prenait le parti de fermer les yeux. Bien sûr qu'il faisait semblant, qu'il jouait à être le vieux de service. 

« Monsieur le Comte a besoin de se reposer, nous devrions partir » dit quelqu'un.

Je crois que c'était son fils Marc-Henry qui avait prononcé la phrase  rituelle de clôture d'anniversaire.  C'est l'aîné de ses enfants. Espère-t-il que son père disparu le titre lui reviendra ? 

Je n'ai pas de preuve mais Monsieur le Comte n'aime pas son fils et ses mauvaises humeurs à son égard cacheraient-elles des manigances pour le déshériter ? 

Quand la porte est fermée j'entends Monsieur le Comte s'acharner sur les touches de sa machine à écrire et si j'entre sans frapper il cache précipitamment les feuillets qu'il vient d'écrire dans un dossier que j'aimerais bien ouvrir. Quand Monsieur le Comte quitte la chambre pour, de son pas saccadé, arpenter la maison, j'ouvre les fenêtres, je secoue la courte-pointe, je chasse miasmes et poussières, et je l'avoue, je fouille. Le dossier noir entre-aperçu reste introuvable. Il a collé récemment une étiquette sur le rabat. A l'attention de… De qui ? Mystère. J'ai réussi à lire « Après ma mort… ». Je crois qu'il m'a volontairement laisser apercevoir, avant de le retourner comme pris en faute, le porte-document. 

Il vient de sortir. Je l'entends qui s'éloigne. Au bout du couloir, il tourne à droite pour rejoindre la cuisine. La femme de charge lui demande « vous avez faim, Monsieur le Comte ». J'ai un peu de temps devant moi pour explorer la bibliothèque.


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