Le dépuceleur d’oreilles de Detroit : Sixto Rodriguez à l’Olympia
Sandie Khougassian
Des accords en désaccord, les cordes formaient des nœuds, les couineurs en résille acoustique étaient corsetés à ne plus pouvoir respirer, la voix était passive et lasse comme s'il était temps de se dire au revoir ou juste plier un adieu avant de se retrouver pour un flirt plus raccord dans un autre monde, comme si c'était la dernière fois que lui et nous allions expectorer les ultimes refrains qui avaient fait sa gloire sur le tard.
La fosse commune était saturée de crânes aux cheveux blancs, gris ou blonds ou encore de déplumés à la couenne bien beurrée et tant pis pour les bruns, mais nous étions bien vivants et attendions frénétiques la petite mort tympanique. L'endorphine décibelienne avait déjà le doigt dans le connecteur et guettait la sortie de l'overdrive.
J'étais silencieuse et brûlante, l'encolure de mon marcel bavait de sueur, l'agneau sans doublure me léchait la peau et les aiguilles tubulaires sur lesquelles j'avais posé mes talons deux heures plus tôt me donnaient le vertige. La cage humaine m'avait collé contre un mur pour se refermer insidieusement sur moi. J'étais prise au piège mais mes oreilles s'en tapaient.
Je l'avais découvert un soir par hasard en parcourant les millions de chaînes de mon forfait « nuit blanche ». J'étais fatiguée mais bien éveillée, je crus au début qu'il était mort pour enfin comprendre que non et que finalement un jour, j'aurai peut-être la chance de le voir et peut-être même de l'entendre. J'écrasais ma dernière cigarette avant de rejoindre ma strate ouatée pour y rêver de cette rencontre presque improbable.
Quelques mois plus tard, j'avais un billet dans le caddy pour un rendez-vous sans boules Quies et sans case annulation malgré les critiques chemisées de laiton de l'année passée.
Je cherchais désespérément le son, le texte, toutes ces notes qui avaient cogné tellement de fois dans la niche jouissive de mon hémisphère droit. Le temps avait-il eu raison de lui ? Etait-ce vraiment la fin du médiator soul folk à cinq annulaires de Detroit ?
Un haut de forme en satin corbeau battait lentement le tempo comme le crayon d'acier d'un métronome bien usé, de grosses lunettes noires masquaient des yeux qui n'avaient plus rien à voir, une silhouette sanglée d'une guitare balbutiait des choses inaudibles contre une perche. Il était là devant moi, enfin presque devant moi. Des spécimens à grandes jambes avaient décidé de jouer au paravent de la cordillère des Andes sans que je n'y trouve rien à redire. J'étais vissée au sol et l'empilement d'osselets que formait mon tronc s'était dévertébré pour saisir, entre des collisions de coude et des accrochages de pieds, les mouvements de luette de celui qui avait infiltré le disque dur de mon pavillon 1 To.
Après une vie en rose imperceptible et des acoustiques en demi-teinte, une sorte de sauveur-bassiste coiffé d'un borsalino ajusta la bestiole à cordes de l'humaniste égaré. Rodriguez enquilla une tasse d'eau et un message perso pour l'Ukraine. Que la paix soit ! Des dates de l'histoire américaine furent feuilletées de façon trapéziste et Detroit en prit pour son grade. Le padre de la Sugarmania déboucla alors un titre méconnu. La Fever ne nous brûla pas encore les orteils jusqu'à ce que le poignet droit s'entortille sauvagement autour des jambes de Lucille. Les doigts se déhanchèrent diaboliquement, le yoyo lingual happa lascivement la capsule à son, la ritournelle rock nous entraîna avec elle loin des vacillations imposées par le tic-tac d'un homo sapiens de soixante-douze printemps. Mes pieds quittèrent le sol sans se demander pourquoi sur un I wonder. La tachycardie collective s'embarqua à bord des navires magiques de Sugar man. Le rodéo binaire se poursuivit enlacé de cris et de mains en pleine crise convulsive. Personne n'avait décampé sur Can't get away, bien au contraire. L'homme de sucre brillait sous un soleil de plomb blanc immaculé alors que les notes galochaient l'air d'un caniculaire I think of you. Il repartit comme il était arrivé, escorté et encensé.
Ce soir là, j'ai rencontré un Grand Monsieur, le sixième de sa fratrie, le sixième de la prophétie rock et le sixième homme à avoir dépucelé les oreilles d'une fille qui n'y connaît pas grand-chose mais qui sait quand ses oreilles ont perdu leur virginité pour la sixième fois. Merci Sixto.
Très joli texte ! J'aurais voulu aller à ce concert mais je n'ai pas réussi à en avoir une via internet.
· Il y a presque 10 ans ·Stéphane Liégault
Merci Stéphane pour ton commentaire et la note ! Pour le concert, c'est vrai, il fallait vraiment se jeter sur les places à l'ouverture des guichets du net ! Un grand moment pour mes oreilles même si les retours n'ont pas fait l'unanimité. Et comme on dit, il ne suffit pas d'entendre la musique, il faut encore la voir et la sentir.
· Il y a presque 10 ans ·Sandie Khougassian