Le dernier trait... ?
Eric Gohier
Le dernier trait… ?
Albéric se leva en hâte. Il avait pourtant plus de trois heures d'avance sur la marée. Malgré son empressement – et certaines douleurs dues à l'âge – il prit soin d'agir en silence. Il ne désirait pas réveiller Marieke.
L'obscurité dans laquelle était plongée la chambre masquait la grimace inscrite sur son visage. Un rictus complexe dans lequel un œil avisé aurait reconnu une certaine colère, un peu de lassitude… et une peur indéniable.
Albéric referma la porte de la chambre conjugale, remonta le couloir à grands pas, la main droite posée sur sa bouche. Il entra précipitamment dans la cuisine, referma derrière lui, puis déverrouilla la porte livrant sur la cour. Sans se soucier de n'être vêtu que de ses vêtements de nuit, il franchit le seuil et referma la porte. A ce moment-là seulement il se laissa aller à tousser.
Son corps immense s'affaissa, secoué par les spasmes violents. Une toux rauque, extrusive, puissante, caverneuse.
Bon sang, ne put-il s'empêcher de songer, il a bien fallu que ça revienne !
Il toussa encore deux ou trois fois et se racla la gorge. Il cracha enfin avant de rentrer dans la cuisine. Il referma la porte, tendit l'oreille. Silence. Un pâle sourire ondoya à ses lèvres. Marieke n'avait rien entendu. Tant mieux. Il ne dirait rien cette fois. Il en avait soupé du docteur.
Il prit une casserole et y mit à chauffer du lait coupé à l'eau puis versa le mélange sur quelques racines de chicorée jetées dans un bol. Les yeux dans le vague, il attendit patiemment le lever du jour, l'âme tiraillée entre joie et mélancolie.
L'histoire de sa vie !
Albéric Devrecker – son nom signifiait le diable en flamand – n'avait jamais bien su à quel monde il appartenait – ou du moins celui auquel il aurait le plus aimé appartenir. Sa mère était wallonne, son père flamand. Il avait travaillé toute sa vie sous terre mais ne se plaisait jamais autant que chevauchant la mer, perdu dans la contemplation du ciel. Un ciel qui lui ressemblait, déclinant toutes les nuances du gris, de celui des crevettes qu'il pêchait à celui de l'anthracite que ses compagnons et lui avaient souffert à extraire au long d'interminables galeries souterraines.
Jamais vraiment à sa place, il s'était tout au long de son existence senti écartelé entre envie et nécessité, souvent sollicité par ce Diable auquel il devait son nom. La raison l'avait tout le temps emporté mais les luttes s'étaient révélées rudes, presque autant avec ceux qui lui étaient proches qu'avec les propriétaires des puits de mine. Plus d'une fois il avait fait le coup de poing, pris les autres mineurs en remorque derrière son large dos pour aller glaner quelques sobres victoires sur la misère.
Tout ceux qui le connaissaient – sans doute en référence à son patronyme – disaient de lui : Quel diable d'homme !
Tous le disaient cependant avec une certaine admiration.
Albéric vit enfin le ciel enfiler sa robe gris souris. Il se leva de sa chaise et partit s'habiller chaudement. Le calendrier prétendait le printemps mais l'air lui avait semblé plutôt vif lorsqu'il était sorti. Trois heures sur l'eau peuvent vite vous enrhumer un bonhomme.
Les pieds chaussés de bottes, Albéric quitta la maison. Au passage, il jeta un œil au crachat qu'il avait plus tôt abandonné. Quelques traces rougeâtres – il les fit disparaître sous son pied – lui volèrent son mince sourire.
Celui-ci ne revint sur ses lèvres qu'au moment où il pénétra dans l'écurie. Muis, sa jument, tendait la tête vers l'ouverture de la porte, les oreilles frémissantes. La main d'Albéric vint se poser sur l'encolure de la bête. Il se mit à la caresser de manière appuyée. Muis inclina la tête pour mieux profiter de la caresse.
Cette jument de race boulonnaise – épaisse, massive, le muscle puissant –, Albéric l'avait rachetée aux exploitants de la mine. Durant près de vingt ans, elle avait tiré les lourds chariots de minerai. Comme tous les chevaux condamnés à vivre au fond, elle avait fini par devenir aveugle. Sans Albéric, frappée par la limite d'âge, on l'aurait conduite à la boucherie chevaline.
Il était impossible de dire jusqu'à quel point ces deux-là s'appréciaient, se complétaient. Cette liberté qu'ils avaient tant tardé à découvrir les enivrait d'embruns, de vent et de sel. Leur destin commun participait de cette symbiose.
Albéric était les yeux de Muis… la jument savait encore trouver cette force que son maître n'avait plus.
D'une voix grave aux accents gutturaux, Albéric parla longtemps à sa jument. Il lui expliqua ce mal qui était revenu le ronger mais lui chanta aussi la joie d'une nouvelle saison de pêche qui commençait. Il lui cacha bien sûr que ce serait la dernière pour elle. Déjà beau que la bête ait atteint cet âge vénérable !
Il lui chanta ces deux heures qu'ils allaient passer durant six mois, matin et soir, à sillonner la mer. Il loua les cieux gris que le soleil balafrerait d'un trait d'or de temps à autre. Il vanta la rumeur marine qui les bercerait et cette senteur iodée qui ravirait leurs sens. Il ranima les souvenirs heureux des quatre années précédentes. Curieusement, la bête semblait l'écouter, penchant la tête vers lui comme pour mieux attraper ses mots.
Sans doute avait-elle compris l'essentiel puisque sa robe gris clair parsemée de minuscules virgules noires se mit à palpiter lorsque Albéric s'empara du collier de cuir. La jument tendit la tête comme pour lui faciliter la tâche tandis que ses lourds sabots se mettaient à piétiner le sol en terre battue de l'écurie.
Lorsqu'il l'eut sellée et harnachée – à l'exception bien sûr des œillères – Albéric jeta de part et d'autre de la large croupe deux grands paniers d'osier. L'un d'eux contenait le chalut à crevettes, la boule de verre et les deux panneaux de bois. L'autre renfermait les casiers à claire-voie pour trier et stocker la pêche.
Tenant Muis par la bride, il lui fit traverser la petite cour afin de l'aider à franchir le porche étroit. Une fois dans la rue, il flatta l'animal avant de se hisser sur la selle. L'âme légère mais le cœur à la peine, il donna de la voix et des rênes pour lancer l'équipage vers ce qui ressemblait fort à leur ultime saison de pêche en commun.
D'un geste de la main, il salua son voisin, le vannier. Celui-ci, toujours levé aux aurores, le regarda passer depuis la fenêtre de sa cuisine. Un air sombre et comme absent peignait son visage. Veuf depuis quelques mois, à l'orée de ses cinquante ans, le chagrin ne semblait pas l'avoir déserté.
En réponse à son bonjour, le voisin leva son bol à sa santé.
Albéric s'immobilisa au bord de la mer. Une demi-heure manquait avant le début de l'étale. Il salua ses trois collègues présents sans oublier une tape affectueuse pour chacune de leurs montures. Quelques mots s'échangèrent. Presque par politesse. Pour ces professionnels de toujours, Albéric figurait un élément rapporté. A leurs yeux, il restait un mineur de fond… avant tout !
A la vérité, ils jalousaient le couple que formaient Muis et l'ancien soutier du charbon. Tous les jours, Albéric pêchait bien plus de crevettes qu'eux. Cette fâcheuse tendance avait quelque chose de vexant… et se teignait à leurs yeux d'un tour diabolique. Dans aucun domaine l'homme de métier n'apprécie de se voir dominé par le profane.
Ils ignoraient le secret de sa réussite… et en concevaient un profond dépit.
Albéric avait fini de préparer le filet. Il remonta en selle et n'eut qu'un mot à dire pour que la jument pénètre plus avant dans la mer. Lorsque l'eau affleura le ventre de la bête, il tira à peine sur la bride.
D'elle-même, Muis prit le parallèle à la côte. Albéric délivra la maille, les panneaux de bois écartèrent le filet, la boule de verre releva le cul du chalut.
La pêche venait de commencer.
Albéric se pencha à l'oreille de la jument, murmura une onomatopée – cela ressemblait à Huiyaah ! – et Muis adopta un pas convenu. Là en effet tenait tout leur secret. Il ne devait rien au Malin… mais beaucoup à la mine. Le principe de la pêche de la crevette à cheval est simple : le pas pesant de la bête – toutes avoisinent la tonne – fait sortir les crevettes envasées dans le sable, le filet sert ensuite à les recueillir.
Si Muis était plus efficace c'est tout simplement parce qu'Albéric avait réussi à lui faire reproduire à chaque pas cet effort considérable que la bête savait développer pour arracher les lourds chariots de charbon à leur inertie. A chaque pas, son large sabot frappait rudement la surface sableuse, effrayant bien plus les crevettes que ne le faisaient les autres chevaux.
Fredonnant une mélopée flamande dans laquelle il était question de mers et de terres lointaines, Albéric s'abandonna au plaisir de la pêche. Il s'inonda dans ce camaïeu de gris qui jetait la confusion sur les nues, les flots et la robe de sa jument. Il n'appréciait rien tant que ces jours où une pluie fine mariée aux brumes marines inondait tout d'une grisaille uniforme dans laquelle il ne figurait plus qu'un élément intemporel du décor au même titre que la mer, la terre et le ciel.
N'eut été que lui, il n'y aurait jamais eu de marée. Il serait resté des jours entiers à sillonner la mer, de trait en trait, assis sur le large dos de sa jument, ne s'arrêtant que le temps obligé de vider le filet et de nourrir et abreuver sa monture.
Les règles étaient différentes. Il le savait. Deux heures le matin, idem le soir… de mars à octobre. C'était mieux que rien.
Aucun bonheur véritable ne peut être marqué au sceau de l'éternité.
§
Mars s'enfuit. Tous les soirs, lorsqu'il rentrait, Albéric faisait cuire les crevettes dans le grand fait-tout en aluminium que Marieke avait mis à chauffer dans l'appentis accolé à l'écurie. Il s'occupait ensuite de Muis, la brossait énergiquement, l'étrillait et l'abreuvait de mots pour la remercier de toutes ces belles journées qu'elle lui donnait.
Marieke et lui vendaient ensuite les crevettes à leurs pratiques habituelles. Ils échangeaient peu de mots. Peu de gestes aussi. Souvent, Albéric repensait à ce qu'elle lui avait jeté au visage près d'un an auparavant.
– Tu montes plus souvent sur ton cheval que… tu ne t'intéresses à moi !
Ce jour-là, il avait compris toute sa retenue pour ne pas se montrer vulgaire… et admis le reproche. Mais dame, cela faisait près de trente-cinq ans que…
Pas étonnant que le sentiment se soit changé en sable, roulé à la houle de tout ce temps que l'on tait. Elle était plus jeune que lui de cinq ans. Cet écart, minime au demeurant, était multiplié par l'usure de son corps, étrillé par tant d'heures ensevelies au fond des puits de mine.
Malgré tous ses efforts, il n'avait pas réussi à lui cacher toutes ses quintes de toux – celles-ci s'étaient accrues à mesure que le temps s'adoucissait. Curieusement, Marieke n'avait pas eu l'air d'y prêter attention. Elle avait tu ses habituelles récriminations, ne l'avait pas tanné pour qu'il aille consulter le docteur. Albéric en avait éprouvé un étrange sentiment, mélange de soulagement et de désespoir.
§
Avril finit par passer. Ce sentiment, lui, ne fit qu'empirer. A l'aune de la santé d'Albéric. Le mal investissait son corps un peu plus chaque jour. Marieke ne semblait pas s'en émouvoir. Elle affichait même une moue dégoûtée lorsqu'une quinte de toux plus violente que les autres rompait son corps en deux. Ni elle ni lui n'était dupe pourtant. Albéric avait suffisamment vu partir d'anciens collègues pour savoir que la poussière d'anthracite n'a pas le pardon facile.
Secrètement blessé par le désamour de Marieke – mais conscient de son entière implication dans cet état de fait – Albéric se vouait entièrement au plaisir pris dans les journées partagées en mer avec Muis. Il laissait à présent parler son cœur en toute liberté… s'avouait enfin toutes les vérités qu'il s'était longtemps tues.
Il y avait très longtemps qu'Albéric avait compris que Marieke et lui ne vivaient pas sur la même rive du fleuve… et que jamais il ne parviendrait à franchir cette large étendue d'eau qui les séparait.
Assis sur le dos de sa jument, l'œil perdu vers ces horizons improbables noyés dans la grisaille des cieux, Albéric avait revisité son existence… et cependant admis que si la chance de tout recommencer lui avait été offerte il n'aurait rien changé à son déroulement, averti que tous les possibles ne sont bâtis que sur des sables mouvants.
A un détail près : peut-être aurait-il choisi de ne jamais descendre au fond de la mine, brisant là la longue lignée de ceux de sa famille qui l'avaient précédé. Oui, en pareil cas, il aurait choisi de devenir pêcheur de crevettes, de passer sa vie dans les brumes du ciel, chevauchant les flots sur l'animal le plus humain que la Terre n'ait jamais porté.
Tout cela, il l'avait confié à Muis. La bête l'avait compris. C'était stupide de songer cela… il en était pourtant persuadé. D'ailleurs – il ne pouvait interpréter ce signe que comme une preuve flagrante de ce son sentiment – chaque fois qu'il s'était ouvert de toutes ses pensées à sa jument, le pas de celle-ci, moins tonique depuis le début de la saison, avait retrouvé son allant d'autrefois.
§
Mai affichait son premier vendredi – jour d'ordinaire dévolu au Malin – lorsque Albéric fit une pêche étrange. Il n'était pas extraordinaire d'attraper autre chose que des crevettes dans le filet. On y trouvait fréquemment des soles, des plies, quelques petits turbots. Mais il ne s'agissait pas ce jour-là d'une chose d'essence marine.
Albéric venait de pêcher une culotte ! Un sous-vêtement féminin de couleur noire paré de fines dentelles comme il s'en tisse à Calais. Par quel miracle avait-elle échoué dans la mer ? Il n'en avait aucune idée. Peut-être quelque vengeance ancillaire… ou un malencontreux oubli au cours d'un rendez-vous galant.
Il la tint un instant entre ses mains, remué par une vague émotion… et quelques vieilles réminiscences. Puis il la chiffonna en boule et la relança dans la mer, amusé par avance à l'idée qu'un de ses collègues la repêche.
Deux semaines plus tard, toujours un vendredi, Albéric grommela en amenant son filet à terre. Un objet se trouvait emprisonné entre les mailles, fermant le cul du chalut. Nul doute que sa pêche s'en était ressentie. Il mit pied à terre et secoua le filet pour le débarrasser de la vase qui le maculait. Il découvrit alors la nature de cet objet.
C'était un panier, abîmé, dont les brins d'osier éventrés nouaient les mailles entre elles. Il le dégagea à grand-peine. L'observa un instant. Puis le rejeta au loin sur la plage, suffisamment à distance pour que la mer ne s'en empare à la prochaine marée.
Une quinzaine de jours s'écoula à nouveau. Juin ouvrait quelques lucarnes sur un pâle soleil lorsque ce jour-là – toujours un vendredi – Albéric trouva dans son filet de quoi lui ouvrir les yeux. C'était une corne cette fois que son chalut venait de capturer. Sans doute provenait-elle de la tannerie, au bord de la mer, quelques centaines de mètres avant l'entrée de la ville. Les peaux y étaient fréquemment mises à sécher sur de larges claies afin d'accélérer l'écharnage. Mais peu importait en fait l'origine de cette corne !
Albéric venait de comprendre que rien n'était fortuit, que chaque élément procédait d'un tout. Ce n'était pas par hasard que toutes ces pêches pour le moins surprenantes avaient eu lieu un vendredi. L'empreinte du Diable était derrière tout cela. Sans doute voulait-il lui faire passer quelque information.
C'était désormais chose faite.
Le lendemain, Albéric prépara Muis, chargea ses paniers et prit le chemin de la mer. En passant devant chez son voisin le vannier, il lui adressa un geste de la main. Derrière la fenêtre de sa cuisine, celui-ci lui rendit son bonjour.
Arrivé au bord de la plage, Albéric ne se hâta pas, comme à son habitude, de sortir panneaux de bois et chalut des paniers. Il demeura assis, sa main gauche flattant l'encolure de Muis, le regard rivé sur l'horizon, contemplant les épousailles du gris de la mer et du ciel.
Une demi-heure s'écoula sans qu'il ne bouge. La mer était pourtant presque à l'étale. Parfois, il se penchait pour dire quelque chose à l'oreille de sa jument. De rares paroles dites sur le ton de la confidence. Des mots murmurés que la brise de terre emportait vers le large pour que nulle trace n'en subsiste.
Enfin, il descendit de cheval, fit deux tours morts à la bride autour du tronc d'un pin maritime famélique puis s'éloigna à grands pas en direction de sa maison.
Le voisin n'était pas à sa fenêtre. Il ne put voir son visage contrarié, barré d'une grimace courroucée. Albéric fourra la main dans sa poche, en tira la clef de la porte de derrière. Il avait pris soin de la prendre la veille au soir. Il fit le tour de la maison, ouvrit la porte en s'efforçant au silence et pénétra à l'intérieur sans même retirer ses bottes.
Il remonta le couloir, attentif aux bruits de la maison. Très vite, ses poings se crispèrent. Il s'immobilisa devant la porte de la chambre à coucher. Le Diable ne l'avait pas trompé. Les râles qu'il percevait derrière la porte ne laissaient aucune place au doute. Il sentit la colère lui tordre le ventre. Il voyait désormais vers quel chemin le Malin cherchait à l'entraîner.
Il ouvrit brusquement la porte. Le silence se fit aussitôt. Marieke et le voisin prirent un teint terreux en découvrant son visage ravagé par la rage. Albéric sentit la haine l'envahir. Il se retenait déjà pour ne pas se précipiter vers le lit… il se savait capable de les tuer à coups de poings. Aucune arme ne lui serait nécessaire pour venger son honneur.
Il s'apprêtait à faire le premier pas lorsqu'il sentit venir la quinte de toux. Il était suffisamment instruit de son mal pour savoir que celle-ci s'apprêtait à le clouer en deux. Il interpréta ce signe comme la volonté du seul apte à lutter contre le Diable.
Se contenant à grand-peine, il foudroya du regard sa femme et le vannier avant de claquer si fort la porte derrière lui que les murs en tremblèrent. Il sortit par la porte de devant sans même prendre la peine de la refermer. Il savait à présent la solution à tous ses problèmes. Une solution équitable pour tous.
Curieusement, la toux s'en était allée.
Revenu au bord de la plage. Il prépara son filet, grimpa sur le dos de Muis et tous deux s'enfoncèrent dans la mer. Il ne restait plus qu'une heure d'étale. La pêche serait brève aujourd'hui.
Les deux collègues d'Albéric encore présents sur la plage avaient plié leur filet, trié les crevettes. Ils le surveillaient du coin de l'œil, un peu inquiets. La marée avait commencé à monter depuis un bon moment. Deux fois déjà ils l'avaient appelé, engagé à regagner la plage, sans qu'il ne paraisse les entendre.
Ils échangèrent un sourire lorsqu'ils virent enfin la jument s'immobiliser. L'eau passait déjà largement au-dessus de la sous-ventrière. Le temps dura, comme suspendu. Ni l'homme ni la bête ne bougeait.
Ils s'apprêtaient à le héler de nouveau lorsqu'ils virent Albéric tirer sur les rênes. Ils se sentirent soulagés. Juste le bref temps de le voir tirer à hue au lieu de tirer à dia. L'instant d'après, l'équipage reprit son pas… en direction de la haute mer pour y tirer un dernier trait.
Ils s'époumonèrent… longtemps… en vain.
La mer n'a jamais rendu les corps d'Albéric et de Muis. Elle ne risque plus de le faire aujourd'hui… cette histoire se passait il y a très longtemps. Il n'empêche que d'aucuns – certes parmi les plus âgés – prétendent encore apercevoir parfois, aux nuits de pleine lune, deux ombres géantes, l'une humaine montée sur l'autre animale, laissant à penser qu'Albéric continue à pêcher la crevette.
On sait toute la retenue à observer quant aux témoignages humains. Les nuages par ici savent parfois prendre des formes fantasques… et la bière peut empeser l'esprit des plus sages.
Il n'empêche que les lendemains de ces nuits, il ne se pêche jamais une seule crevette !
Ecriture efficace, très bonne histoire !
· Il y a environ 11 ans ·aeden
Merci pour ce commentaire plus qu'agréable à découvriri
· Il y a environ 11 ans ·Eric Gohier
Tout ce qui à trait à la mer me touche, d'autant plus quand c'est bien écrit. Félicitations!
· Il y a environ 11 ans ·arthur-roubignolle
Merci. Tout ce qui a "trait" à la mer me touche également. Elle a été mon lieu de travail durant près de vingt ans.
· Il y a environ 11 ans ·Eric Gohier