Le mélomane

Anne S. Giddey

Tes doigts s'enfoncent dans les touches souples du piano. Tu caresses le do, piétines un bémol. Au petit trot, tu rôdes. Trois foulées de galop, déliées, avant de retomber au pas. Flagrant délit de vagabondage sur ton Steinway – nom officiel auquel tu préfères l’original allemand : Steinweg –, au sein des quatre-vingt-huit fréquences musicales de ses cordes tendues, va-nu-pieds tu es, va-nu-pieds tu seras toujours, seule, sur ce chemin de pierres blanches et de charbon.

Cadence sourde, les sabots martèlent la terre meuble de cette journée de printemps, lui arrachant un peu de sa boue pour l'envoyer gicler dans les airs. Le galop est soutenu, le long d'une belle allée cavalière. Je m'autorise à prendre les rênes d'une main pour me pencher vers l'avant, la joue contre sa sueur, et flatter d'une claque joyeuse l'encolure de mon Holsteiner. J'observe la merveilleuse mécanique de ses muscles puissants. Toutes mes guerres, à cet instant précis, je les gagne. Détachée de la terre, libre et légère, tant qu'un cheval m'emporte loin des mondes qui vacillent, du cliquetis de l'obturateur déclenché par une main tardivement vieillie, qui sait déjà qu'à l'achèvement de cette longue jeunesse, la mort la fauchera précipitamment.

Ton piano, tu as l'habitude de dire de lui qu'il est lucide, probablement une manière détournée d'évoquer ta propre clairvoyance, cette abnégation héroïque qui t'a gardée en vie et en joie, alors qu'un vent trop proche rabattait vers toi les relents de gaz des plaines de l'Est, et que ta mère, tes frères, ta sœur et tes oncles, tous y laissaient leur peau. Aujourd’hui, étonnamment, la rencontre du cheval Holsteiner et du piano Steinweg se terminera mal, du moins pour l’un des protagonistes de l’histoire, tout en n’étant qu’un déclic, un seuil qui, une fois franchi, mènera à une altération des temps bien plus vaste. Le point de fusion d’une époque est près d’être atteint, en une foulée.

Ta maison, je l'aperçois de loin, une bâtisse un peu en retrait de l’allée cavalière, blottie sous les lourdes branches d’un chêne. A cette distance, rien ne s’en échappe, les mélodies qui sourdent de tes doigts se perdent dans l’écho de la chevauchée et les vociférations du vent. Dans la pièce claire où tu te trouves, tout est nuance, des harmonies au feutre des marteaux, des cordes frappées à l'étouffoir qui en jugule la vibration, le piano est en équilibre. Le cheval aussi. Un, deux, trois ; et vole. Un, deux, trois ; envol. Mais la belle mécanique a un défaut. Et tout bascule brutalement, un frémissement parcourt mon Holsteiner, un frisson qui s'éternise le long de son échine. J'ai juste le temps de retenir, comme dans un rêve, l'image du mouvement frénétique de ses oreilles au moment où quelques mesures de la danse hongroise s’imposent à lui, semblent l'entraver. Si les cordes d'acier de l’instrument s'étaient enroulées autour de ses membres, avaient fait plier ses postérieurs, il ne se serait pas arrêté autrement. D'un bloc ; et mon corps, un pantin qui se disloque. A l'instant de la chute, alors que tu entends mon cri, les touches se fossilisent sous tes doigts, l’ivoire et l'ébène retrouvent leur nature première, un piano, ce n'est pas autre chose que de l'os et du bois.

***

A cinq ans, l'ombre qui me suivait trottinait allègrement dans mon dos. Je jouais avec elle comme deux poulains s'ébattent dans les prés. Je pensais que ma mère était la placide jument alezane qui ruminait dans le parc et que je m'étais ébrouée, au matin de ma naissance, toute étonnée d'être déjà debout. Et si je pleurais, c'était le nez dans son abondante crinière, mes cheveux rêches s'y enchevêtrant, j'y cachais les larmes auxquelles aucun animal ne peut prétendre et qui n'étaient donc, pour moi, qu'aberration. Aujourd'hui, l'ombre ne me suit plus ; elle me précède. Lourde, endurante comme un cheval de trait, elle me traîne, me roule. Moi, le poids mort. Les écuries, je les renifle tous les jours, les épie de tous mes sens en éveil, embusquée dans l'appartement qui les surplombe. De là-haut, je reluque leurs moindres recoins et prête l'oreille à tous les bruits qui font leur âme, la fourche qui racle le sol des boxes pour y répartir la paille, l'étrille que les palefreniers frappent contre les murs pour en faire tomber la poussière après avoir énergiquement décrassé la robe des chevaux. Je flaire le métal incandescent, sachant que le fer se courbe alors aux sabots. Tout me revient à chaque bouffée, à chaque courant d'air qui m'amène des nouvelles du dessous, les gestes défilent dans ma tête, le pansage – brosse douce, brosse dure –, le nettoyage des cuirs – odeur du savon et de la cire d'abeille. Et bien sûr les inévitables effluves de crottin, le foin et la sueur.

–        Je les entends, tu sais, quand ils s'occupent de lui,

 

tu acquiesces avant même de savoir, à moins que tu n’aies déjà deviné la suite,

-        Ils l'appellent « le mélomane », sur un ton distingué, comme s’ils s’adressaient à un homme de goût. « Alors, le mélomane, que veux-tu écouter ce matin ? », j’entends ça tous les jours, au moment où les palefreniers allument la radio et zappent les fréquences à la mode jusqu'à trouver de la musique classique.

Tu me regardes religieusement en secouant la tête, dérangeant le bon agencement des boucles grises qui encadrent ton visage. Tu sais que mon irritation n’est pas près de se dissiper, d’ailleurs j’enchaîne :

-        Dès que s’élève la mélodie d’un piano, ils peuvent tout lui faire, jamais il ne bouge. Il écoute. Qu’ils le bouchonnent vigoureusement, le shampouinent, lui fassent la crinière au peigne, sans ménagement : rien, rien ne peut le tirer de son recueillement musical !

Tu ne te sens pas coupable ; je ne t'en veux en rien. Nous sommes simplement liées par une distorsion, une seconde durant laquelle tu jouais du piano, au moment où je galopais devant ta maison sur le dos de ma nouvelle acquisition, un Holsteiner de quatre ans et demi gris pommelé. Bien avant les hommes, tu avais aimé un piano ; moi un cheval. Immédiatement, nous en avions ressenti une réelle complicité. Au premier enterrement de ma vie, celui de mon grand-père, j'avais prié pour qu'il puisse garder une fenêtre ouverte sur le monde, juste pour regarder galoper un pur-sang. Aujourd'hui, tout m’est refusé, je ne suis plus qu’un appendice de l’écurie, chassée de son sein, maudite. Un jour d’été comme celui-ci, la sensation d'abandon est terrible. En bas, la cour ne désemplit pas. Flux et reflux des bêtes ; les conversations qui se nouent tout autour, les flirts et passions. Au grand bal costumé des relations humaines, on danse aussi à l'ombre des chevaux. Bruyamment, des groupes quittent le cocon des écuries pour s’en aller galoper sous le soleil, ils en reviennent avec de nouvelles histoires plein la bouche alors que les mûres sauvages leur bleuissent la langue et les lèvres. En hiver, l'haleine des hommes et celle des bêtes se mêlent dans l'air, au-dessus du manège. D'où je suis, j'ai l'impression qu'elles se racontent de vieilles légendes indiennes, où la mélopée des chevaux est une magie puissante. Les écuries, j'en connais les saisons, la routine hebdomadaire comme les coutumes millénaires. J'en suis la pitoyable propriétaire, un héritage que j'avais ardemment souhaité et qui me ronge à présent de l'intérieur.

–        Qu’est-ce qui t’empêche de descendre, de reprendre ta place dans ce monde ?

 

Une fois de plus, tu me poses cette question, la même très exactement, mot pour mot. Inlassablement, tu tentes ta chance, m’appelles à la mienne. Tu es comme les chamans qui entendent chanter les chevaux, tu crois aux rêves et aux symboles. Aux prophéties aussi. Mais sans tenir compte de ton intrusion dans mon monologue, je poursuis mon fil de haine :

–        Et quand quelqu’un le monte, le mot d’ordre est lancé : pas de musique, pas une once de musique ne doit filtrer jusqu’au manège !

 

Tu n’essaies même plus d’intervenir, tu ne fais qu’attendre la fin de mon interminable éructation.

–        Parfois, ça me démange. Au moment où je vois un cavalier entrer dans la carrière avec le mélomane, j’insère le CD d’un pianiste quelconque dans ma chaîne Hi-Fi – si possible un très bon, un virtuose –, je tourne à fond la molette du volume et je reste figée à contempler rageusement la touche « play », espérant qu’elle s’enfonce d’elle-même et que le doigt du destin, par cette intervention sans équivoque, atteste mon droit à la vengeance tout en m'épargnant toute culpabilité. Je ne veux plus être la seule à souffrir.

 

Sur le béton de la cour résonne l'écho d’un cheval au pas, je jette un œil, sans pouvoir m’empêcher de penser que ce jeune incapable, qui attache son cheval à la poutre, n’a toujours pas compris comment on fait correctement un nœud.

–        Ma seule consolation, c’est que personne ne pourra jamais l’emmener en compétition, donc remporter la moindre victoire sur son dos. Au dehors, la musique est partout, c’est bien trop dangereux ! Et gagner, c'est au-dessus de tout. Jeune cavalière, je mettais le pied à l'étrier comme on signe un pacte qu'il faut renégocier à chaque pas, d'une simple pression des mollets, d'une sollicitation de la main qui se propage jusqu'au mors, un art de l'instant où l'homme et le cheval doivent constamment combler le fossé qui les sépare. De cette seule ambition est née une boulimie, je voulais exhiber mon savoir-faire devant la terre entière. Et quand je vois mon Holsteiner allonger puissamment son trot dans la diagonale, sans effort s'envoler, il me prend enfin l'envie de sourire, mais c'est l'expression du sarcasme, c'est en carnassière que j'éclate de rire. Ce cheval est un splendide jouet inutile !

 

Ma colère retombe, pour un temps seulement, c'est une incendie indomptable qui n'attend qu'un nouveau départ de feu pour me dévaster, m'engorger de fumées, d’une couche supplémentaire de suie, âcre et noire, et grasse. Il me semble que j'ai commencé à construire ma chute, un jour de printemps, l'année de mes quatorze ans. Je regardais mon père embrasser à pleine bouche sa nouvelle conquête, tous les deux enlacés à l'étroit sur le petit siège de la balançoire du jardin, ils n'avaient plus l'âge des jeux d'enfant, mais semblaient en avoir gardé le goût. Alors que je l'avais perdu à l'instant précis où cette femme était entrée dans nos vies.

 

J'en suis là dans mes pensées, quand tu te décides à prendre la parole :

 

-        Mercredi, dans la forêt, je suis tombée sur quelque chose de particulier,

 

« ah », c'est tout ce que je trouve pour t'encourager mollement à  continuer,

 

-        Dans une clairière, j'ai découvert une immense sphère en bois constituée de plusieurs anneaux imbriqués, comme celles que les anciens utilisaient pour représenter l'univers et le mouvement des étoiles, tu vois ?

 

Je hoche la tête, j'ai une vague idée, oui...

 

-        Elle était tellement grande que je pouvais me promener à l'intérieur, tourner autour du soleil, me choisir une orbite. Je me suis amusée comme une môme jusqu'au moment où j'ai vu une profonde entaille dans l'un des cercles de bois, celui sur lequel étaient inscrits les jours et les mois. Je me suis alors...

 

Je t'entends sans t'écouter. Je suis retournée là-bas, dans l'année de mes quatorze ans. Chaque soir de ce printemps-là, j'ai limé l’une des cordes qui retenaient la balançoire de mon enfance. Juste un fil, puis un autre, et encore un...

 

-        … myope comme je suis, il a fallu que je mette le nez dessus pour m'apercevoir que l'encoche avait été faite sur une date spécifique : le huit août. A quoi tu penses ?

 

Je te regarde. Tu dois avoir dans les quatre-vingt-dix ans alors que j'atteins à peine la trentaine, tu es ma seule amie, la seule capable de supporter ma rage. C'est aujourd'hui que ton opiniâtreté à gaspiller tous tes samedis pour venir me tenir compagnie, sans jugement ni pitié, va avoir raison de ma cuirasse, les fissures se propagent à une vitesse effarante, je me fendille, me craquelle, comme un morceau de croûte terrestre victime d'un séisme. Et s'échappe des lézardes un flot de mots, de ceux dont on a tellement honte qu'on tente de les garder reclus à vie, jusqu'au jour où... Je te dis tout de ma jalousie d'adolescente quand l'autre était arrivée. Mon père, je l'avais toujours eu pour moi seule, ayant perdu ma mère très jeune. Au moment de te raconter la balançoire, je baisse la voix, ce secret ne doit parvenir à aucune autre oreille que la tienne ; même athée, en cet instant critique, je suis capable de craindre quelques vieux fantômes, cachés dans les penderies, de fourbes traîtres qui pourraient faire peser la balance de mon jugement dernier. La corde de la balançoire, patiemment sciée... Qu'est-ce que j'attendais de ce sabotage ? Je voulais les ridiculiser, elle surtout, casser leur joie. Qu'elle se retrouve le cul par terre, qu'il la laisse tomber...

 

-        Cette année-là, mon été aux écuries a débuté par un coup de téléphone : mon père était à l'hôpital. Dans son enthousiasme amoureux, puéril, il s'était mis debout sur la balançoire poussant sur ses jambes, en avant, en arrière, et en avant, et forcément la corde... Il est resté trois mois dans le coma et n'a plus jamais été le même.

 

Le silence est de plomb. Tu le brises en sirotant bruyamment – tu le fais exprès, je ne suis pas dupe – une gorgée d'un thé de Chine, que tu as toi-même amené et solennellement préparé. Incongru, ce bruit de succion arrive même à m'arracher un sourire, alors que tu parachèves d'un clin d’œil ton œuvre de diversion. Comme il est devenu léger et complice, je laisse le silence s'attarder un moment entre nous, avant de terminer mon récit :

 

-        Elle ? Elle est restée, elle est toujours là d'ailleurs, c'était une histoire d'amour vrai entre eux. Quant à moi, c'est comme si j'avais lancé un boomerang en orbite autour de la terre, que me restait-il dès lors ? Une vie en état d'urgence où chaque seconde était un sursis, car forcément le boomerang finirait par revenir me faucher. Et il est venu, le jour où je galopais devant ta maison, il m'a volé mes jambes...

 

Tu me tends une tasse de thé que j'accepte sans y toucher, le regard dans le vague, fixé sur l'antique horloge à balancier où les minutes défilent au pas cadencé, grignotant peu à peu la fin de cette journée d'été. En bas, le calme s'est installé dans les écuries, ne nous parviennent plus que les bruits sourds des chevaux dans leurs boxes. Alors que la pénombre envahit la pièce, tu fais mine de te lever, avant de te rasseoir pour me lancer sur un ton faussement désinvolte :

 

-        Tu sais, à propos de ce que je te racontais tout à l'heure, la sphère dans la forêt, je crois aux signes. Le huit août, il va se passer quelque chose. Et même si c'est dévastateur, il en sortira aussi de la joie, sublimée. Certains mourront, mais pour d'autres, ce sera comme un antidote.

 

C'est toi qui me raccompagnes à la porte, poussant mon fauteuil roulant – ou peut-être ne fais-tu  qu'y prendre appui ? Cette journée a ravivé l'ombre qui m'accompagne, elle semble sur le point de me dévorer, mais je n'ai plus peur.

 

Lorsqu'arrive le huit août, j'ai bien sûr oublié ta prophétie. Tout me reviendra beaucoup plus tard, en regardant les images du drame à la télévision, avec la date du jour figée en dessous des digues qui se rompent – je dis bien « les », car une cinquantaine de ces ouvrages cédèrent en même temps dans le monde, comme un signe de trop-plein d’une époque révolue qu’il fallait lessiver à grandes eaux. Ce jour-là, au réveil, je reconnais autour de moi ce curieux silence qui précède les coups de théâtre, une oscillation de l’air qui va s’amplifiant et pourrait atteindre sa fréquence de résonance, tordre l’acier. Avant même les premiers signes extérieurs de catastrophe, les chevaux semblent nerveux et les cris des palefreniers fusent bientôt dans la cour. J'hésite quelques instants avant de descendre. Les écuries représentent pour moi un territoire interdit. Depuis l'accident, jamais je n'y suis retournée. Mais le grondement des tonnes d'eau qui déferlent sur le village se fait déjà entendre au loin, les chevaux comme les hommes obéissent à leur instinct, ils fuient ! Quand j'entre dans les écuries, c'est le chaos, je manque me faire renverser par des animaux fous de terreur, ruant de toutes leurs forces dans les portes, faisant sauter les verrous. Clouée à mon fauteuil, je suis obligée de me terrer dans un coin pour laisser passer la horde des chevaux rendus à leur nature sauvage. Envahie d'un soubresaut soudain, la mascotte des écuries – un vieil âne qui répond au nom de Napoléon – se décide à les suivre, juste au moment où je sors de ma cachette. Volée de coups de sabots involontaires, je chancelle, le choc brise net le hurlement qui était sur le point de jaillir de mes entrailles et je m’évanouis. Quand je rouvre les yeux et le vois, il ne s’est probablement écoulé que quelques minutes. Il ne reste que lui, le mélomane, au milieu de la cour. Le destin a choisi son camp, les palefreniers avaient autre chose à penser qu'à éteindre la radio avant de s'enfuir, ils m'ont même oubliée moi, l'estropiée qui se tapit depuis des années au-dessus des écuries, le mauvais présage. Le piano s'élève, en une lente marche noire, et retient captif la bête immobile, lui arrachant des frissons. J'hésite à le délivrer, c'est l'ultime moment pour le pardon, ma dernière chance. Mais la radio est inatteignable en fauteuil, le sol étant jonché de planches de bois, mais aussi de selles, de licols et de brides, de tout ce dont les chevaux ont dû se défaire pour conquérir leur liberté. Le pardon m'est refusé, comme tout le reste. Je regarde mon Holsteiner, aussi beau qu’énigmatique, les yeux fermés, les naseaux levés au vent comme s'il humait la musique. Prise d’une folle impulsion, je m’accroche à son encolure, agrippe fermement sa crinière entre mes doigts et, de toutes mes forces, je projette mes jambes inertes sur son dos. J'y parviens sans y croire, dès ma première tentative. Alors que je contemple ma chaise roulante restée à terre, plus rien ne vient briser mon hurlement de joie. De là-haut, toutes mes guerres, je les gagne ; détachée de mon fauteuil, libre et légère, tant qu'un cheval porte sur son dos le fardeau de mon corps infirme. Pourtant, c'est alors que la lutte commence. De mes poings fermés, je bats les flancs du mélomane pour essayer de le faire avancer, je lui murmure mes plus beaux mots d’amour et lui crie les pires insanités, je le caresse dans tous les sens du poil. Rien, il ne bronche pas. Alors que le désespoir m’envahit, un pan de mur abîmé s'effondre sur la radio en emportant la mélodie du piano dans le dernier grésillement, l’ultime râle du haut-parleur. Soudain libéré, le mélomane se retourne pour fuir au grand galop m'emportant loin de la dépouille des noyés, prête à s’abattre sur nous ; ce qui reste d’un monde qui s’achève est fait pour les sabots d'un cheval, c’est un chemin de boue et de débris.

Je vois s'approcher ta maison, de loin. Elle n'en finit pas de grossir à l’horizon, tandis que mon cœur s'arrête à l'idée que tu as forcément choisi de rester à ton piano. Il a été ta naissance et sera ta tombe. Je sais que bientôt, la musique s'échappera du tumulte pour me couper net dans mon  élan, me faucher une nouvelle fois au moment où les fers frapperont les cailloux qui jalonnent l’allée cavalière. Un, deux, trois ; temps de suspension, interminable point d’orgue. Je me penche en avant, le nez dans l'abondante crinière du mélomane, pour y vivre mes derniers instants de bonheur. A chaque temps du galop, au terme de chaque foulée, je m’attends à la douleur comme une inexorable issue. Ce n’est que lorsque j’entre dans la forêt, à plusieurs centaines de mètres de la pièce où trône ton piano, que je réalise que je suis sauvée. L’euphorie me gagne alors que je prends conscience que tu es certainement vivante, toi aussi. Si tu avais été dans ton salon, au seuil de la mort, tu aurais inévitablement été prise en flagrant délit de vagabondage sur les quatre-vingt-huit fréquences musicales de ton Steinway, pour une dernière danse, folâtre, entre toi et le grand amour de ta vie.

Pourtant, peu de temps après, tes doigts s'enfoncent dans les touches meubles du piano. Le bois, imbibé par les premières vagues du raz de marée, gonfle déjà. A tes côtés surnage une photo, tu l’as prise juste avant de fermer ta porte à clé, de l’intérieur. Tu as clos ta vie, un sourire aux lèvres, sur l’image d’un Holsteiner lancé au grand galop devant ta maison. Patiemment, tu avais attendu que je passe pour t’installer sur ton petit tabouret, recouvert de velours noir. A présent, les cordes luttent ; des larmes de boue giclent à chaque note, alors que tu joues, et joues encore, sans même te rendre compte que tu ne peux plus arracher le moindre son à ton piano qui se noie.

  • Quand on lit cela, on y découvre votre imagination galopante et l'on se dit que le roman n'est pas loin. Et à en juger de votre absence su wlw, il apparaît évident que vous vous y êtes consacrée en espérant que votre destin de femme ne l'a pas interrompu.

    · Il y a environ 7 ans ·
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    enzogrimaldi7


  • · Il y a plus de 9 ans ·
    Tulip  avr  21  03

    rechab

  • Superbe texte...

    · Il y a presque 11 ans ·
    Yahn 3

    yahn

  • Merci beaucoup Astrid ;)

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Merci Carmen et Salvatore d'avoir suivi mon galop d'essai, malgré la longueur...

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • une histoire bien martelée, bien écrite et agréable à lire, bravo

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Pyry1dhyoryai0xtssnv3g 1  300

    Salvatore Pepe

  • Je n'aime pas lire un texte long sur l'écran, alors, comme je sais la qualité de ton écriture, j'ai voulu en lire le tiers, mais je suis allée au bout de cette lecture, qu'on ne peut faire qu'à un rythme galopant !

    · Il y a plus de 11 ans ·
    015

    carmen-p

  • Merci pour la lecture attentive et ce poétique commentaire...

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • Le philosophe aime les accords entre plusieurs natures ; le destin du silence qui laisse sa place à celui d'une musique envahissant le temps, où la mémoire devient la vraie partition d'un vécu à renoter . Le poète écoute le son de la douleur où six personnages dans leur galop d'essai font d'une crinière, la coiffe de deux personnages plumant avec voltige, l'essence du début d'un roman. Les box " offcent ", ta plume galope. Tendresse, Dimir-na

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    dimir-na

  • Merci à toutes les deux d'être passées par ici... La construction de ce texte est peut-être un peu compliquée effectivement. Il n'y a que deux personnages en fait, la jeune cavalière (je) et la vieille pianiste (tu). Merci Yvette d'avoir voté ;)

    · Il y a plus de 11 ans ·
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    Anne S. Giddey

  • bonne nuit Anne, j'ai lu et apprécie la façon dont tu a aborder le thème. le cheval mélomane qui pense, la petite fille tombée et devenue paraplégique, enfin toute cette histoire que je dois relire, car assez longue et surtout bien cadrer les personnages. De toute façon quand je suis allé sur le concours pour d'autres, je regarde toujours si je vois des amis et j'ai voté avant d'avoir lu, car je savais que ton texte serais bien, et j'ai eu raison. Bises et "merde" pour le concours.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Moi

    Yvette Dujardin

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