Le dessous des cartes

Cleo Ballatore

Concours Valloton – Tableau « le poker »

On jouait au poker ce soir-là chez les Bernheim, une riche famille de marchands de tableau. Tous les jeudi soirs, quelques amis triés sur le volet venaient dîner dans le bel hôtel particulier situé rue de B. à Paris, avant de se retrouver autour de la table de jeu. Une fois la partie finie, on soupait. En général, les gagnants dévoraient alors les autres chipotaient dans leurs assiettes.    

Par cette une froide soirée de novembre, Félix étais assis devant un bon feu de cheminée dans le salon. Encore transi par la pluie fine et glacée qui l’avait surpris alors qu’il revenait de son rendez-vous, il savourait cette douce quiétude. La partie de poker avait commencé et, pour ne pas déranger les joueurs, il s’était glissé silencieusement dans la pièce. Une fois réchauffé, il put, bien calé dans un confortable fauteuil à oreilles, tranquillement les observer. Ils étaient assis à l’autre bout du salon au fond à gauche autour d’une petite table de jeu. Félix était séparé d’eux par une immense table ovale, recouverte d’une nappe d’un rouge sombre, qui occupait la plus grande partie de la pièce. Le carré des joueurs était composé de son beau-père, sa belle-mère, le Baron Edouard Magnan et le docteur Blanchard. Félix se tenait depuis longtemps à l’écart de ces parties car on jouait un trop gros jeu pour sa modeste bourse. Par ailleurs, de son éducation protestante, il conservait une certaine aversion pour les jeux de cartes. La partie était comme chaque jeudi soir acharnée bien que la politesse soit de mise entre les protagonistes. Issus de milieux éduqués, sanglés dans leurs tenues de soirée, emplis de la certitude d’appartenir au meilleur monde, ils conservaient toujours leurs bonnes manières. Mais Félix connaissait les dessous des cartes. Il savait que des passions moins avouables couvaient sous ce vernis mondain et que ce dernier se craquelait rapidement dès qu’ils sortaient de leur cercle amical. Pendant qu’il les regardait, il se remémora ce qu’il savait d’eux.

Le Baron, un provincial de Besançon monté à Paris à 20 ans, était maintenant à la tête d’une des plus grosses fortunes de France. Il était petit, grassouillet avec des yeux noirs perçants, un front dégarni et une moustache cirée. A moins de cinquante ans, il était devenu un de ces maîtres du monde qui font courber les têtes. Propriétaire d’un journal, il avait fait tomber des gouvernements pour faire nommer des ministres à sa solde. Il avait ensuite organisé une vaste opération de spéculation sur des mines de cuivre. Des rumeurs distillées par ses soins avaient fait s’effondrer les cours des actions qu’il avait rachetées à bas prix. Une fois fortune faite, il s’était offert un des plus beaux hôtels particuliers de Paris, rue du Faubourg Saint Honoré. Depuis, il collectionnait avec goût des tableaux d’avant-garde que le Tout-Paris venait régulièrement admirer. Il avait acheté à Félix trois tableaux. Bien que le personnage ne lui fût pas très sympathique, il avait pris cela pour un compliment car le Baron avait un œil de collectionneur aiguisé. Sa maîtresse actuelle était une beauté rousse de 20 ans aux yeux noirs langoureux. Félix les avait croisés aux folies bergères dans le vaste corridor d’entré qui menait à la promenade circulaire. Lui, majestueux comme un gros dindon, elle vive, le teint clair, ses beaux yeux mobiles allongés par un trait de crayon, lançant discrètement une œillade à un jeune homme avec une casquette. Sa poitrine ronde tendait la soie mordorée de sa robe et ses lèvres peintes soulignaient sa sensualité. Selon le quant-dira-t-on, le Baron la voyait régulièrement en fin d’après midi vers les 17h00 dans un petit appartement où il l’avait installée.

Le docteur Blanchard était un ancien militaire qui avait participé à de nombreuses campagnes dans les colonies. C’était un homme aux favoris abondants, mince, méticuleux et célibataire. Il habitait une élégante maison sur la rive gauche dont l’intendance était assurée par une vieille femme desséchée vêtue de noir et de jeunes servantes de couleurs, sveltes et douces, aux yeux de biches.

Quant à Henriette, sa belle-mère, aussi loin qu’il s’en souvenait, elle l’avait toujours détesté. A la différence de son beau-père, un homme pragmatique, elle n’avait jamais approuvé le mariage de sa fille avec, selon elle, un barbouilleur. C’était une personne pâle, maigre, au teint brouillé et fané, aux cheveux d’un gris terne et aux mains sèches. Il savait qu’Henriette se moquait derrière son dos de son éducation, à ses yeux limitée, mais cela le faisait bien rire surtout quand on la voyait en train de déchiffrer péniblement la page mondaine des journaux. Toutefois, elle avait réussi à monter sa fille et sa petite fille contre lui. Les repas familiaux étaient devenus tendus. La gamine le fixait parfois si méchamment qu’il lui aurait volontiers retourné une paire de claques. Quant à sa femme, il n’éprouvait plus que pour elle une froide indifférence. Pour sauver les apparences, ils meublaient la conversation à table en échangeant des banalités.

Il vivait maintenant une bonne partie de sa vie à l’extérieur. De sa Suisse natale, il avait conservé le goût des promenades au grand air. Il se rappelait ces frais matins ensoleillés pendant les vacances. Avec son frère, ils sautaient dans leurs chaussures pour aller courir le long des chemins, s’arrêtant parfois dans les fermes pour boire un bol de lait chaud ou ramassant les premiers champignons. A Paris, ses promenades étaient moins innocentes. La ville continuait à exercer sur lui un puissant attrait. Elle l’étourdissait avec ces brasseries pleines à craquer sur les grands boulevards, le tintement des cloches des tramways, les cris des marchands de journaux sur les trottoirs, la lumière étincelante des becs à gaz…Ses pas le portaient souvent du côté de l’Opéra où se trouvaient les filles publiques. Il aimait regarder leur grasse silhouette et leur épais maquillage, reluquer leurs grosses poitrines qui débordaient du tissu bon marché de leur robe colorée et humer leur parfum violent.        

Soudain, il sursauta. « J’ai du m’endormir » se dit-il. Son regard revint vers les joueurs. Que ces gens lui semblaient loin ! Il s’était rendu compte au fil du temps qu’il ne partageait aucune de leur valeur. Il avait parfois la nostalgie des repas familiaux chez ses parents à Lausanne. De la droguerie paternelle, il se rappelait la couleur jaune pâle des murs et la puissante odeur de bois de santal, de camphre, de baume du Pérou ou de cannelle. La maison familiale était claire et aérée fleurant bon l’encaustique et les gâteaux faits à la maison. Ici, on étouffait. Les murs étaient couverts de sombres boiseries. Les tapisseries précieuses, qui y étaient accrochées, obscurcissaient encore la pièce. Des broderies italiennes compliquées ornaient la nappe et les rideaux de soie intérieurs. Des tapis d’orient recouvraient le plancher. Le velours des lourdes tentures prune était si épais que le soleil ne pénétrait jamais dans la pièce. L’air rarement renouvelé était saturé du parfum des fleurs.

Les joueurs étaient éclairés par une grande lampe posée sur la table ovale. L’abat-jour peint par Félix représentait un paysage frais et ensoleillé. Comme ce léger décor paraissait incongru dans cette pièce sombre richement meublée ! Comme lui. Parfois, il se demandait comment il en était arrivé là mais il connaissait la réponse. Dans la vie, il faut continuellement choisir et pour l’artiste le choix se fait parfois entre des paysages paisibles, qui vous ensorcellent, et des grandes villes bruyantes et vulgaires, qui pourront faire de vous un homme célèbre.

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