Le Dîner, effet de lampe. Manège.
iota
L’oncle est arrivé à l’heure du diner.
Le père et la mère n’ont pas pu faire autrement : ils l’ont invité à rester.
L’oncle s’est assis, pour partager le repas.
On a allumé la lampe au centre de la table et le manège s’est mis à tourner.
Le père a râlé dans sa barbe, la mère a souri.
Quand l’oncle est là, elle redevient toute jeune.
Sa voix prend des teintes douces.
Après une première bouchée l’oncle s’est écrié :
-Ta cuisine relève de l’art divin ma chère !
La mère a ouvert de grands yeux :
_ Ma cuisine ? De l’art divin ?
_ Absolument !
Il paraissait un peu fou soudain. Ou bien se moquait-il ?
De l’autre côté de la table, l’enfant pouvait sentir l’odeur de son tabac. Elle aimait cet arôme puissant. Elle le respirait sans retenue. Le parfum dissolu dérivait. L’enfant s’efforçait de retenir les secondes. L’effluve la ramenait, comme un élastique, à un désir gourmand.
Le père serrait les dents. Mâchoire crispée, menton rentré, il tentait de supporter héroïquement la conversation. Résigné il masquait du mieux possible son ennui. Le père fuyait les conflits. Il détalait quand le ton montait, déguerpissait au moindre cri, décampait au moindre signal d’excitation. Il maîtrisait parfaitement l’art de la fuite. Le père était devenu un virtuose de l’évitement. Son arme principale était le silence. Quand il inclinait son front et feignait le recueillement, il ne s’agissait que d’une ruse. L’oreille se fermait, son cœur était sourd.
L’oncle est reparti pour une longue tirade où il explique comment il faut faire. Comment lui, il procède, qui lui, il voit. Il alimente son propos d’innombrables digressions, avec le souci du détail poussé à l’extrême. Il ne lésine pas sur l’accumulation d’exemples, sur l’amoncellement d’images. Il procède à l’extension d’un discours interminable digne d’un dictateur inspiré.
La mère a besoin d’un répit. Elle voudrait souffler, s’arrêter, respirer à nouveau. Son corps tendu ne sait plus lâcher prise. Elle ne croit plus à demain. Elle sait qu’il n’y aura plus d’étapes, juste des endormissements comme celui-ci, sans rêves, jusqu’au bout.
La lumière est partiale, elle n’éclaire que ce qui lui convient, elle condamne l’enfant à fixer la moustache qui orne les lèvres de l’oncle. L’enfant n’entend plus le grincement de sa conversation. Les mots s’écoulent sans qu’elle puisse leur donner un sens.
L’oncle, obstiné, continue ses diatribes incendiaires contre on ne sait quoi, ou qui.
Le père dévisage son frère : c’est un géant spectaculaire qui tend son énorme paluche d’ours vers le plat, avec, un large sourire.
La mère s’esclaffe à intervalles réguliers.
L’enfant, ouvre les yeux, s’attache à l’attrait hypnotisant de l’infiniment répété.
Le chemin du manège ne se termine pas. Il n’en finit pas de tourner en rond, de passer et repasser devant les faux sourires des parents autour.
Puis, une question fuse:
- Quel âge tu as toi, déjà ?
Il lui semble que oui. Il lui semble que la question s’adresse à elle. Elle en est sûre, il lui faut répondre et oublier la main de chêne qui retient ses mots quand l’oncle la plaque contre sa bouche. Un frisson nait, dans son ventre, qui forme une vague de soie. Un vertige l’envahit tandis que les chats, dans la lumière, restent immobiles.