Le faiseur de secrets

petisaintleu

Suite de "Pierre angulaire" d'après une libre interprétation de Nora De Hans Bellmer. En collaboration avec Ade.

Les romantiques ont galvaudé l'image du Moyen-âge, modifiant à l'envi le portrait des bâtisseurs des cathédrales ou des preux chevaliers. Ils se plurent à en noircir l'image, métamorphosant Louis XI, le modernisateur du royaume, en une ignoble aragne.

Tout ceci n'était que chimères d'écrivains acculturés à la Révolution et acoquinés au Jacobinisme. Ils balayèrent à la lumière de l'industrie naissante des archaïsmes qui permirent à nos aïeux de passer outre les épidémies buboniques, les invasions gothiques ou les délires de croisés christiques.

Depuis près d'un demi-siècle, les nourrices morvandelles irriguaient les terres, naguère arriérées, de la semence du progrès. Peu à peu, la prophylaxie limita les bigoteries destinées à des saints antipesteux et les remèdes abracadabrantesques. Pierre en était une survivance. Il faisait des miracles grâce à une médecine ancestrale dont il était l'un des derniers dépositaires mais qui restait somme toute traditionnelle, sans caractère ésotérique. La chélidoine, la pétasite ou le tussilage n'avaient aucun secret pour lui. Son approche thérapeutique le rendait atypique, en particulier pour tout ce qui touchait à la stérilité ou aux insuffisances cardiaques. Depuis des générations, les villageois connaissaient ses ascendants et leur jargon aux diphtongues borborygmiques lorsqu'un désespéré se présentait la queue basse de ne pas essaimer ou qu'un poitrinaire venait supplier, le souffle court, de lui donner de l'air.

Mieux encore : il était solaire, à des années-lumière du portrait peu amène de l'ensorceleur. La taille haute, le torse large et les cuisses puissantes éclipsaient à peine un regard ténébreux et hypnotique. Loin d'être vilain, son jeu d'apposition des mains éteignait le feu : c'était un faiseur de secrets. Ses chuchotements n'étaient pas toujours destinés à masquer les gémissements de ses visiteuses ; ils étaient le médium le reliant à un savoir dont il aurait été bien incapable d'en saisir le rayonnement. D'où venaient ces mots dont il n'en maîtrisait pas l'essence, alimentant pourtant la cure ?

Je découvris plus tard que Jean Bonnerot, notre illustre inconnu des Routes de France, était originaire de Douan. Dans une étude tout autant négligée, il s'intéressa aux pratiques déclinantes des rebouteux et des thaumaturges bourguignons. Avec l'aide de son ami académicien Émile Chatelain versé en paléographie, il retranscrit les sollicitations de ces intercesseurs. Par comparaison, seul le basque, cette langue qui reste encore de nos jours réputée étrangère au groupe indo-européen, s'y apparentait. Il pressentit des origines aurignaciennes, une culture du Paléolithique supérieur native des monts Zagros. Cela expliquait sans doute le physique de Pierre aux antipodes des corps malingres de ses congénères.

Quand j'étais enfant, on m'avait abonné à une de ces revues qui, pour un prix scandaleusement exorbitant, vous enchaîne à une collection pour des années. Je me passionnai pour la gemmologie, plus par hasard, nommé destin par certains, que par choix. J'aurais pu tout aussi bien accumuler les timbres ou la monnaie si la bonne fortune les avait désignés pour accompagner cette lubie puérile.

La fluorite est également appelée pierre du génie. Elle reflète la vérité et élève le mental à un niveau de perception tel que la réalité devient plus concrète et plus authentique. Était-ce la raison pour laquelle je me sentis transpercé ? Je n'eus aucun mal à reconnaître le caillou qu'il portait en pendentif. Quand il détacha son médaillon et qu'il le noua autour de mon cou, je ne m'étonnai pas que ce fût Pierre qui me fit face.

Il me demanda si j'avais le livre en ma possession. En le sortant de mon sac, je fis tomber le fragment de quartz inséré dans la tranche. Par un effet magnétique, il s'emboîta dans une anfractuosité de l'ornement. Il paraît que l'instant qui précède la mort, l'agonisant voit défiler toute sa vie. Imaginez la différence entre le blast d'une grenade et d'une bombe atomique et transposez le dans les sensations qui m'envahirent. C'est toute l'humanité qui défila en mon for intérieur. Je m'enorgueillis de mes connaissances en histoire. En une fraction d'intemporalité, des holocaustes dont les charniers reposent au fond de plaines abyssales, des liesses populaires dont les festins ont été digérés par de gargantuesques coprophages et d'autres événements restés inconnus aux plus illustres mémorialistes éclatèrent en moi comme une évidence.

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