LE GOUT DU CITRON - 1789

Isabelle Revenu

Un vendredi de ma vie, si peu dissemblable de tous les autres vendredis de ma vie....

Sauf qu'à y regarder d'un peu plus près, au microscope, je peux distinguer des coutures, des reprises. Des espèces de replâtrages à la va-vite. 

Des points de croix aussi. Ceux que j'ai faits sur Freddie. Parait que chacun la sienne.

J'ai cru que je n'y arriverai jamais. J'ai balancé toute une journée, ne sachant qui de moi ou de moi sacrifier. 

Je tâte mon cou comme s'il s'agissait du sien. Evaluant les dégâts irréversibles.

Une larme de moi, une perle de lui, un éclat de toi...Une larme de moi, une perle de lui, un sourire de toi...Une larme de m...

Peur de perdre quelque chose de plus important que tout le reste. 

Freddie a pesé d'abord sur la balance. J'ai mis deux poids d'un kilo pour garder ma réflexion en équilibre.

Pouvoir peser le pour et le contre sans être influencée par un gamin de vingt-deux berges.

C'est pas à une vieille guenon qu'il va apprendre à faire des grimaces, non ?

Ouais, si je mettais mes lunettes, je pourrais voir que les poids que j'ai posés sur le plateau sont de cinq cents grammes...Pas assez pour faire plier le voyou de l'autre côté.

Il se croit sur l'Altiplano avec son cerf-volant rouge. Il me joue la Cumparsita et m'invite à danser.

Il a fallu que je pose exactement 1789 grammes de coquineries pour contrebalancer le cerveau de Freddie. 

Le mien ne fera jamais le poids.

C'est vrai qu'il n'y aura plus jamais deux poids, deux mesures.

Freddie je regrette tes voyages et tes moments passés à la nuit tombée au bord des étangs. J'ai la nostalgie de tes promenades au petit matin, des paris au Vincennes avec les potes. De LoveMeLikeThere'sNoTomorrow.

J'ai l'angoisse de ne jamais retrouver ce plus qui me tenait en vie.

De le perdre Lui en te perdant toi.

Pour un peu, j'irais te rejoindre de l'autre côté du pont...mais j'ai un sale boulot à faire.

Et je suis très mal à l'aise. 

Si au moins il arrêtait de me regarder en souriant. Il est bêta ce gamin.

Je baisse les bras. Je reviendrai quand mes yeux seront secs.

J'ai si peur que tu t'éloignes...

J'étais à l'aise en Freddie pour te parler mais là...c'est une autre paire de manches. Une paire de plus, Et encore des jumeaux, des alter ego. 

Comment départager l'un et l'autre en toute sobriété ? 

Faut vous dire que quand le stress est trop grand, je picole....Pas beaucoup, juste pour planer sur l'autre versant du plateau. Et rejoindre Freddie. Et danser dans ses bras. Je manque de tendresse désintéressée. D'enlacements. De vagues à emporter...Je manquerai de toi essentiellement s'il te prend l'envie de m'envoyer au diable.

J'essuie une larme bien vite. Quand il faut embrasser le cul du chien, mieux vaut faire rapido.  Pas vrai ?

Je me reprends et tremblant de la suite à donner à cet évènement, j'escompte sur un pile ou face hasardeux pour décider à ma place.

J'en étais là de mes réflexions avinées, quand un gars d'EDF est venu pour vérifier le compteur. Pas le relever, juste vérifier.

Le chien a poussé une badée. J'ai ouvert. Un grand gaillard solide, planté comme un chêne.

Il m'a dit : 

- C'est pour le compteur ...

En écartant le rideau, je lui ai demandé s'il savait calculer les probabilités. Il a trouvé ma question un peu baroque. Il m'a regardé en biais.

 - Ca va ?

Non, je suis dans un état second. Et c'est pas le moment. Je dois rejoindre mon unité.

Avec un air de n'en penser pas moins, le grand type est parti.

Freddie était toujours là, de l'autre côté du miroir. Un air de chien qu'on abandonne dans ses prunelles.

Il me pesait de plus en plus ce galopin. 

Un galopin tiens, ça va me déstresser.

Je lui ai dit de rester tranquille, éventuellement de s'asseoir et de cesser de s'agiter. Que plus il bougeait, plus j'avais du mal à aller jusqu'au bout de ma pénible décision. On aurait dit un petit gardon rébarbatif.

Les écailles au soleil. Ce soleil si beau, si chaud....

Pff jamais je n'ai eu à faire quelque chose d'aussi déterminant. La trouille encore, la trouille toujours.

- Freddie sois raisonnable. Je suis aussi mal que toi. Je ne sais pas ce que je vais retrouver, si je vais pouvoir continuer sans heurts...Une autogreffe est toujours un pari.

Alors, il s'est couché sur la planche, dignement. A dégagé son cou. A tourné la tête au ciel et il a fermé les yeux.

D'un coup, sans hésitation aucune, les yeux froncés très fort, j'ai coupé le noeud qui retenait la lame. En hurlant pour ne pas entendre le flop mou....

Vlan !!! elle a fait. Un bruit sec, un claquement de fouet. Pas de mou.

Mes mains, raides comme l'injustice, ont été éclaboussées. 

Et Freddie, coupé en deux, a expié pour mes fautes.

J'ai nettoyé les plaies avec du jus de citron, ça désinfecte. J'ai posé la tête tout près du corps. De l'autre côté du plateau. Sur l'Altiplano. Près d'un lac étrangement bleu.

Vous pensez sans doute qu'il suffit de recoudre les parties manquantes pour que tout se passe, que tout s'efface...

J'ai de belles sutures certes. Quelques cicatrices aussi, il en faut. 

Mais c'est à l'intérieur, à tous les étages que se heurtent en mille questions, les tenants et les aboutissants de cette aventure.

Ainsi, je peux être et avoir été, le problème, c'est que je ne sais pas lequel. 

Vraiment.

J'écrivais pour toi sous Freddie.

Je ne sais pas si j'y arriverai sous Isa.

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