Le jour où j'ai perdu la tête (à ma Muse GD)
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L’hiver était rude, la nuit noire était tombée. Le givre dessinait sur les vitres de magnifiques cristaux bleutés. Il faisait un froid glacial, et je devais me rendre pour la première fois de ma vie chez un masseur-kinésithérapeute. J’étais aussi tendue que mon genou pris dans cette attelle bleue qui partait de la cheville et qui remontait jusqu’en haut de la cuisse. J’avais revêtu mon short et mon tee-shirt bleus, les mêmes que ceux du jour fatidique où ma rotule gauche était sortie de son logement. C’était comme un gri-gri qui, certes, la dernière fois, m’avait porté malheur, mais auquel je continuais d’attribuer des vertus propitiatoires. Cette tenue me paraissait adaptée à une rééducation, mais l’était moins à la température extérieure. Aussi, m’enveloppai-je d’une doudoune de circonstance. Mes béquilles ne s’étaient pas encore accoutumées à ma démarche incertaine. Je ne m’étais jamais imaginé combien il était difficile de se réveiller un matin bipède et le lendemain quadrupède. N’étant pas en parfait accord avec mon propre organisme, j’avais demandé à mon mari de me conduire chez mon bourreau. Celui-là livra son colis au coin de la rue piétonne.
La glace vive en recouvrait les pavés. Je repérai le cabinet qu’une amie m’avait indiqué, coincé entre un bar et un libraire. Quelques mètres seulement me séparaient de ma destinée. Néanmoins, d’un pas mal assuré, je me hâtai lentement, redoutant que ma jambe prît à nouveau le parti de faire sécession de mon corps ou qu’un moment d’inattention vînt perturber ma progression. Je découvris une entrée sans grande prétention, dans les bas-fonds de laquelle se cachait un studio d’enregistrement. Cet immeuble résidentiel, de trois étages, loin d’être de première jeunesse, était le dernier endroit où j’aurais pensé trouver un kinésithérapeute.
J’empruntai le minuscule ascenseur qui comportait une double porte, ce qui me parut étrange. Pourquoi donc penser compliqué un lieu si minuscule ? Je m’imaginais entrer avec une autre personne dans cet endroit dont l’exiguïté pouvait favoriser l’éveil des sens, mais aussi éprouver les limites de ma sphère d’intimité. Je souriais nerveusement à ces pensées saugrenues quand la seconde porte s’ouvrit. Une plaque professionnelle, austère, indiquait l’antre des enfers. J’avançai le nœud à l’estomac vers mon premier rendez-vous, comme lorsqu’un inconnu vous dépose un billet doux. Mon ordonnance en poche était comme la réponse à cette sollicitation.
Un singulier frisson parcourut mon échine. J’hésitai un instant. Cette porte maintes fois ouverte et maintes fois fermée me procura une sensation étrange. C’était la première fois que je voyais à la main écrite une telle invitation : « entrez sans sonner ». Finalement, je franchis le pas, entrai, et déjà pensai que je n’aurais pas dû. Un sentiment confus m’envahit, savoureux mélange de peur, de confiance, et de dégoût. Je scrutai le large hall. J’avançai timidement sur le carrelage blanc. Je me dirigeai vers la salle d’attente. J’entendais dans la salle de soins des discussions, des rires et une voix profonde, grave, chaude se détachait des autres, celle d’un homme. Cinq personnes attendaient patiemment leur tour. Elles étaient bien plus jeunes que moi et assises sur des chaises en osier, terreur des bas et des collants. J’avais bien fait de venir en short, si ridicule fussé-je. Après avoir feuilleté plusieurs magazines, j’essayai maladroitement d’entamer la conversation. Nous avions tous un problème de genou. Sa silhouette robuste passa furtivement dans mon champ de vision. J’aperçus ses avant-bras bistrés qui contrastaient avec sa blouse blanche. Bientôt, il viendrait choisir l’un d’entre nous pour assouvir sa soif de torture. Dans ma tête, je me disais : « Pourvu que ce ne soit pas lui ! Pitié, pourvu que ce ne soit pas lui ! ». Pourtant, j’étais comme une enfant devant un joujou qu’on m’avait interdit de toucher. Mais, en l’occurrence, c’était lui qui allait me toucher, avec des mains énormes, prêtes à en découdre avec ma douleur, sans aucune délicatesse. J’avais une grande appréhension des blouses blanches suite à plusieurs épisodes malheureux de ma vie. Ce praticien allait certainement rapidement comprendre ce dernier détail. J’avais eu mal et la dernière fois en date j’avais mordu mon dentiste et délicatement ciselé son gant avec mes canines. Le pauvre homme ne pouvait s’en prendre qu’à lui, car il avait fait fi des quelques recommandations de l’usage du moi.
Le kinésithérapeute se présenta enfin devant la salle d’attente. Je restai interdite. Il appela une personne. Très intimidée, je regardai machinalement mon portable et constatai qu’il était en retard. J’avais très envie de m’éclipser. Mon instinct féminin me commandait de fuir devant un danger indescriptible, tandis que ma raison me conseillait de suivre le protocole de guérison prescrit par mon médecin. Je pris le parti de suivre ma raison, que j’allais bientôt perdre.
Vint mon tour. Il m’appela avec un « bonjour ! » et un large sourire. Derrière ses petites lunettes se cachaient des yeux malicieux couleur chocolat. Je me levai, perdis un peu l’équilibre et lui répondis avec un sourire niais. Je rentrai dans la salle de soins où plusieurs personnes s’employaient, me semblait-il, à faire du sport. Je me trompais, elles exécutaient des exercices de rééducation. Chacune semblait y trouver du plaisir, avec, tout de même, quelques distorsions du visage et des gémissements de douleur. L’une faisait du vélo. L’autre réalisait une performance exemplaire au stepper, à en juger son teint violacé. Un autre encore jouait avec une balle sur un trampoline. Un dernier, enfin, portait de cuissardes attachées à une machine par des cylindres gris, comme la diva du 5ème Élément. L’élément central, ici, était naturellement le kiné. J’osai des salutations timides. Il me demanda de retirer mon atèle et de m’étendre sur une table couverte d’une serviette, située près d’une baie vitrée. Il devait avoir une vue somptueuse sur le Mont-Blanc et sur la voisine d’en face, lorsqu’elle se déshabillait. Je commencerais, m’expliqua-t-il, ma séance par de la physiothérapie. C’est un mot que je trouvai magnifiquement doux. Je me détendis, pensant que la physiothérapie serait comme la caresse d’une plume. J’allais vite déchanter. Tous ceux qui sont allés chez un kiné le savent, la physiothérapie ressemble à s’y méprendre à la chaise électrique. Il posa (pour la première fois) ces larges mains sur mon genou et l’ausculta. Je n’osais pas le regarder. Sa présence à mes côtés me gênait, me terrorisait et me troublait. Il appliqua les électrodes, puis les éponges humides et froides qui me firent tressaillir. Il entoura mon genou avec une bande et commença à manipuler la station de commande. J’avais les mains cramponnées aux bords de la table. Je devais l’informer lorsque je ressentirais les premiers picotements, puis lui signaler par un « stop » lorsque l’intensité serait trop forte. Très réceptive à la dernière consigne, je lui indiquai rapidement que les vibrations étaient quasi insupportables, car je pressentais qu’il y resterait insensible. Ce fut le cas. Il augmenta de quelques points la dead zone. Il me prit la main et me demanda de me détendre. Je lui souris bêtement, quelque peu crispée. Mon autre main avait pris la liberté de décupler sa tétanie en enfonçant le peu d’ongles que j’avais dans le matelassé de la table. Et je le vis partir gaiement vers mon oubli.
Il était comme un papillon butineur. Il caressait de ses ailes chaque pétale des multiples fleurs qui lui offraient une partie de leur douleur. Je regardais, avec admiration, cet homme majestueux voleter avec l’aisance d’un danseur étoile et la précision d’un métronome. Tantôt, il corrigeait la position de l’un, tantôt il donnait des explications précises sur la pathologie de l’autre. Enfin, il racontait et plaisantait sur sa vie qui, visiblement, était palpitante.
Les ondes de la machine me faisaient tressauter à intervalle régulier. Je me contenais pour avaler les mots malséants qui voulaient sortir de ma bouche. Rester digne, tel était mon maître mot. Mais, vous pouvez me croire, quinze minutes, c’est long, c’est très long. Enfin le supplice s’arrêta. Le kiné revint vers moi et me demanda d’aller m’installer sur le stepper qui venait juste de se libérer. Je m’apprêtai à ramasser mes béquilles. Il m’enjoignit de ne pas les prendre. Je lui répondis que je ne pouvais pas me déplacer sans ces précieux appuis, ayant une jambe en bois. Je lui demandai avec retenue s’il aurait la gentillesse de m’accompagner au stepper qui était à… un mètre de la table. Il vint vers moi, me prit la main qu’il posa sur son puissant avant-bras musclé. Je ressemblais, alors, à une grand-mère que l’on aide à traverser un passage piéton. Le ridicule ne tue pas ; j’en fis l’expérience. Je montai sur cette machine, merveille de technologie.
Il réinitialisa le programme et me donna les instructions sans plus de façon. L’expression « c’est en regardant que l’on apprend », ne convenait pas à la situation. En effet, la machine ne daignait répondre à mes efforts. La pédale résistait outrageusement à la pression exercée par ma jambe droite. Je pensais à la jolie couleur violacée qui marbrerait certainement mon visage. Mais cette satanée machine refusait de coopérer. Mes grimaces insistantes n’y firent rien, si ce n’est la raillerie de mes camarades. J’engageai ma concentration vers une réflexion excentrique afin de me sortir de ce mauvais pas. Je disposai mes deux pieds sur la même marche afin de solliciter un peu plus les pistons. Mais rien n’y fit. J’osai un « Et ho ! Il y a quelqu’un ? J’ai besoin d’aide… Au secours ! »
Le kiné très amusé revint vers moi. Il m’était impossible, de monter ces marches imaginaires qui auraient pu me conduire au paradis. En fait, c’était celles qui allaient me conduire vers une douce descente aux enfers… Je ne pus esquiver son regard ténébreux.
C’est à ce moment-là que tout commença…
J'adore cette nouvelle qui, pour de MULTIPLES raisons me parle à titre personnel, en plus de ton (votre...) style doux et travaillé qui donne envie d'en lire plus. CDC.
· Il y a presque 13 ans ·mathieub
Oui, j'ai subit ces tortures, mais là, il y a un suspense, bien décrit d'ailleurs, j'aime et s'il y a suite ou c'est à nous de la faire, pas de problème. Je reviendrais te lire. Amitié. CDC
· Il y a presque 13 ans ·Maintenant que j'ai compris, c’était le début, mais ta chute fut brutale! A toi, petite fée.
Yvette Dujardin
Hop, un coup de coeur pour moi ^^
· Il y a environ 13 ans ·A.E Ferrets
Une nouvelle très intéressante et très bien écrite! J'aime beaucoup le style de l'auteur et les petites touches d'humours bien placées dans le texte. C'est avec plaisir que l'on suit le parcourt de ce mystérieux personnage principale et que l'on ressent sa peur et son malaise face à ce kiné qui lui parait monstrueux ^^.
· Il y a environ 13 ans ·J'ai hâte de lire la suite ! :)
A.E Ferrets