Le katana

itsu08

Il fit glisser le paquet par-dessus bord. Le murmure de la chute se dilua dans le clapotis des vagues.

 La lune voilée de brume ne laissait filtrer qu’une lueur blafarde, dissimulant la barque aux yeux d’improbables promeneurs nocturnes. Il rama avec vigueur jusqu’à la plage, bandant douloureusement ses muscles comme pour exsuder l’indicible malaise qui l’enveloppait.

 *****

 Le katana l’avait immédiatement séduit. Non qu’il fut d’époque mémorable ni signé du nom d’un forgeron prestigieux. Ce n’était qu’un sabre de sous-officier  de la dernière guerre, comme on en trouve de temps en temps dans les bourses aux armes et les brocantes. La lame était en bon état, sans tache ni fêlure, la monture simple, le tressage correctement ajusté. La tsuba ronde et lisse ne présentait aucun dessin et le fourreau laqué noir avait été soigneusement astiqué. Un sabre bien entretenu certes, mais trop récent pour un collectionneur averti.

Néanmoins il l’examina avec attention, le dégaina, amorça quelques trajectoires de coupes, le fit tourner rapidement entre ses mains avant de le rengainer prestement. L’arme était belle, parfaitement équilibrée.

Il n’en discuta pas le prix élevé et réfréna son impatience pendant que le vendeur  fouillait dans les cartons derrière l’étal, à la recherche d'un coupon de toile grossière.

Il esquissa un semblant de remerciement en prenant le paquet soigneusement enveloppé et regagna au plus vite sa voiture.  

 *****

 Il enroula un vieil obi de coton blanc autour de sa taille, y inséra le sabre contre la hanche gauche puis s’agenouilla au milieu du salon.

Depuis combien d’années répétait-il chaque jour ce geste ? Vingt-cinq ans ? Trente ans ? Il ne savait plus très bien tant le « Iai do » faisait partie intégrante de sa vie.  Contrôle de la respiration, maîtrise de l’action,  la Voie du sabre lui promettait de frôler, et pourquoi pas atteindre un jour, la perfection.

La courbure d’une lame d’acier soulignée par le reflet blanc argenté courant  le long du fil avait à ses yeux plus de charme que les galbes féminins. Aucune amie n’avait jamais pu rivaliser avec une telle maîtresse.

 Il dégaina tout en poussant une profonde et sonore expiration. Expiration qui se mua en une violente injure : la lame avait accroché rudement l’ouverture du fourreau. Deuxième essai, tout aussi infructueux. Le sabre résistait, comme s’il refusait de se laisser extraire de son habitacle laqué. Pourtant les quelques manipulations exécutées dans la salle des ventes n’avaient occasionné aucun problème.

 Il tenta des frappes. Lourdes. Incontrôlées. « Men », « tsuki », la lame déviait, vibrait alors qu’elle aurait dû s’arrêter net.  Il ne comprenait pas, s’énervait, recommençait chaque geste avec une maladresse toujours plus grande. Il lui semblait que le sabre se rebellait, luttait contre lui comme un cheval rétif se cabrant sous l’étreinte de son dresseur.

 Il mit du temps à l’apprivoiser, lui consacrant chaque minute de son temps libre.Il se coupa plusieurs fois, ce qui ne lui était jamais arrivé. Il en venait parfois à le maudire et le rangeait alors rageusement sur le présentoir en bois massif.

Etait-il possible de régresser à ce point, de perdre en si peu de temps une technique acquise depuis de longues années ?

Doutant de lui-même, il prenait alors en main une arme d’entraînement et reproduisait la gestuelle familière : tirer le sabre, armer, frapper, essuyer la lame, rengainer. Puis s’essayait à d’autres séquences plus complexes : dégainer en sautant, frapper en pivotant, affronter plusieurs adversaires imaginaires. Constatant avec satisfaction qu’il n’avait rien perdu de sa maîtrise, il s’emparait à nouveau du katana. Et la même chose se reproduisait, chaque fois ; l’arme échappait à tout contrôle.

 Pendant des semaines, il s’acharna sans relâche, traversé par le doute, la colère, la douleur dans son corps comme dans son esprit.

Un jour de lassitude, de profond découragement, oubliant toute volonté de contrôle, il constata avec surprise que ses gestes retrouvaient leur fluidité. Le sabre semblait exécuter les ordres transmis par ses muscles fatigués. Ou plus exactement, il eut l’impression que c’était le sabre lui-même qui vivait entre ses mains, suggérant à son corps, à ses bras, la position et le geste adéquats.

 *****

 Il reprit alors confiance et peu à peu fit connaissance avec l’arme.

Comme un débutant, il apprit à la tenir, à la sortir du fourreau, à la brandir au dessus de sa tête pour l’abattre ensuite en une coupe verticale ou transversale. Tous ces gestes qu’il croyait maîtriser depuis si longtemps, il avait dû, humblement,  les réapprendre.

Le sabre guidait sa main, lui, exécutait. Tout était alors si facile. Mais s’il faisait appel à sa propre volonté, l’arme déviait, vibrait, éraflait.

 Le bonheur de retrouver aisance et efficacité effaça vite les questions qui apparaissaient dans son esprit. Pourquoi sa volonté présentait-elle un obstacle lorsqu’il utilisait ce katana ? Et par quel étrange phénomène l’arme semblait-elle obéir quand il renonçait à la diriger ? Puisant dans ses souvenirs, il fit un parallèle avec une expérience vécue alors qu’il avait une vingtaine d’années. Une paire de skis neufs, durs mais nerveux, qui se dissociaient totalement de ses jambes malgré le lien étroit de la fixation à la chaussure. Il se rappela les kilomètres de descente, slalom et godille, ponctués de nombreuses chutes, avant de pouvoir enfin s’approprier le nouveau matériel.

Il en était certainement ainsi avec ce sabre. La structure composite de l’acier, la courbure du profil, une tsuka peut-être plus longue que les poignée de ses iai-to d’entraînement, tous ces facteurs, négligeables au premier abord, exigeaient un changement de sa pratique habituelle.

 *****

 Le corps droit, détendu mais capable de concentrer l’énergie en une fraction de seconde pour la libérer en un geste unique et parfait.

Le sabre à la lame souple et acérée, prolongement naturel de la main.

Plénitude de l’instant.

Enfin.

 Et le besoin se fit chaque jour plus impérieux de retrouver cet accord parfait, comme deux amants qui ne se quittent qu’avec la pensée de s’enlacer à nouveau au plus vite.

C’est alors que monde extérieur lui devint hostile.  

Son esprit, calme et en éveil quand il communiait avec le sabre, s’agitait,  imprécis et violent, lorsqu’il devait se plier aux exigences de la vie quotidienne.

L’étrangeté de son comportement inquiétait son entourage qui ne manqua pas de le lui faire remarquer. Ne comprenaient-ils pas, ces collègues indélicats, ces commerçants vulgaires, qu’il n’était plus de leur monde profane ?

 Il s’isola dans sa demeure, portes fermées à clé et volets crochetés. Il se nourrit de moins en moins ; manger concrétisait l’imperfection de son corps. Ce même corps qui, régulièrement, se manifestait de façon encore plus grossière.

Economie de geste et de pensée, pureté et harmonie, seul le sabre les lui offrait.

 *****

 La sonnerie retentit. Une fois. Deux fois. Le sabre s’arrêta de lui-même et se mit à vibrer dans sa main, comme gorgé de colère. On frappa à la porte puis on tambourina au volet du salon. Intrusion d’une inacceptable réalité, viol d’un absolu que personne n’avait encore approché ! Il se releva et résolument se dirigea vers l’entrée. Aucune pensée, aucune réflexion ne le traversa. Il débloqua le verrou, entrouvrit la porte et, le sabre dressé au-dessus de son front, attendit.

Le corps s’effondra avec un bruit sourd sur le carrelage. La coupe « kesa giri », avait été nette, le geste parfait.

 Alors il se réveilla, mais pour entrer dans un cauchemar. Il regarda l’arme, puis le corps de son ami. Il ne comprit pas et tâtonna dans ses souvenirs proches pour y détecter un pourquoi, un comment. Le katana souillé qu’il tenait encore en main lui sembla inerte, vidé de toute la substance vitale qui l’avait empli auparavant. Il ne vit aucune explication à ce qui venait de se passer mais prit peu à peu conscience qu’il lui fallait agir. Il exécuta mécaniquement ce que son esprit lui commandait : chercher une couverture, envelopper le cadavre, effacer les traces du drame.

 Il transporta le fardeau jusqu’à la plage et le chargea dans une barque amarrée au ponton. Il rama longtemps vers le large, en diagonale de la maison.

Quand les flots eurent englouti le macabre paquet, il reprit les pagaies et s’éloigna davantage. Il connaissait une faille profonde au milieu des rochers. Il fit alors glisser l’arme terrible dans l’eau, pensant avec soulagement à la rouille qui la dévorerait.

 ******

Il se servit un double bourbon et s’affala sur le matelas étendu contre le mur.

Vidé, délivré. Il allait s’endormir là et se réveillerait en un matin neuf, vierge de tout cauchemar.

Vierge comme ce blanc rayon de lune qui s’infiltrait par les persiennes.

Son regard à demi voilé par les paupières alourdies s’égara sur la hampe luisante de la naginata accrochée au ratelier. La lame de la hallebarde brillait dans la lumière pâle, d’un éclat qu’il ne lui avait encore jamais vu.

  • Un récit palpitant. J'ai beaucoup aimé. Une atmosphère super bien décrite je trouve. Vraiment très sympa.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Extraterrestre noir et blanc orig

    bibine-poivron

  • Merci. Je suis très touchée par vos appréciations :)

    · Il y a presque 13 ans ·
    100 1297 orig

    itsu08

  • La nouvelle vous va à ravir aussi :) Une écriture fine et pleine d^'me comme le katana ! Je rejoins l'engouement de Minou, belle fin ! Bravo, j'attends la récidive avec impatience :)

    · Il y a presque 13 ans ·
     14i3722 orig

    leo

  • J'imagine ce texte comme le scénario d'un épisode de "Au delà du réel" ou "La quatrième dimension" ... Rencontre peut-être pas si hasardeuse, envoutement du corps et de l'esprit, meurtre sous emprise, et quelle fin ! Bravo

    · Il y a presque 13 ans ·
    Tourbillon 150

    minou-stex

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