LE LAMPADAIRE ET LES PIGEONS DISCUTENT TRANQUILLEMENT.

esperluette

Il fallait que je m’en rende compte.
Je ne veux pas savoir, et barre la première phrase.
Il fallait que je m’en rende compte.

Mieux vaut que je ne sache pas que tu te fourres sans cesse les doigts dans le nez, et mieux vaut que tu ne saches pas que je ne sais pas faire de salto arrière.
On se remplit tous de merde. On s’enferme dans des gestes que l’on répète sans y prendre garde. Je me brosse les dents. Toi aussi. Eux aussi. Vous aussi. Tous pareil en des endroits différents. Moi c’est une toute petite salle de bain. Pas drôle de tenir trois minutes en face à face avec moi et ma bave. J’écourte souvent. Moi, je me brosse les dents moins longtemps que vous.
Un ami m’a appris hier qu’il avait un sablier dans sa salle de bain, un sablier pour le lavage de dent. Pour bien frotter le temps qu’il faut comme ils disent les dentistes. C’est peut-être une des choses que je n’aurais pas voulu savoir de lui. J’aurais aimé l’imaginer, mais le savoir, de sa propre bouche, comme si c’était tout à fait naturel. Non mais faut pas déconner. Un sablier dans la salle de bain à côté du coupe-ongle et du sablier de shampoing ?
Je ne comprends rien. Je barre Je ne comprends rien.
Comme l’autre qui m’apprend qu’il a une folie des pieds. Dois-je lui apprendre que j’ai une verrue sous la voûte plantaire que j’ai la flemme de cramer, et que je me suis habituée à vivre avec elle ? Je me tais.

Le silence.
Le silence sur un papier, ça peut être une page blanche.
Ça peut aussi être une succession de ratures. Comme toutes ces paroles que nous avortons parce qu’untel nous coupe la parole, ou que l’on n’ose pas dire, ou que l’on ne veut pas dire.
La page raturée est le silence des pensées pas même murmurées.

Depuis tout à l’heure je bavarde, mais s’il ne tenait qu’à moi, je ferais de ce grand capharnaüm un silence pesant.Tout de même, tu ne vas pas tout leur barrer. Tu es ici pour travailler sur toi. Alors fait un effort, enlève cette barre qui se range au milieu de ta casse. Tacher d’être claire. Je suis claire. Mieux que l’eau vaseuse, C’est ça, tu es claire simple et bigrement normale. À en être décevant. Chante sinon. Si ça peut te faire du bien. Lalalalalalala. Il vaudrait mieux que j’efface parfois. Ou que je froisse pour mieux recommencer. Déjà la première phrase je ne l’aime pas, elle ne sert à rien, elle n’est pas piquante, un brin commune…
Halte-là.

Obsession de la phrase juste.
Je n’ai, à l’heure actuelle pas laisser d’écriture sans trait dessus,
Là je fais un gros travail sur moi-même.
Ça ne se voit pas ?
Moi je le vois, mais je n’ai pas à le crier sous mon toit.
Mes meubles s’en foutent. Le lampadaire aussi.
Mais c’est comme ça, quand le temps est libre, je ne me mets pas à ranger, non, moi j’écris et je barre.

Une chose aussi que je fais, c’est d’écrire des lettres en veux-tu en voilà.
Mon modèle type:
Un pigeon toque à la fenêtre,
Un jour + indication sur le temps ou la lourdeur des molécules d’air,
Cher(e) + Nom

Belles randonnées,
Bien à toi / vous,
Chloé
Le destinataire peut être très différent, qu’il soit mort, italien, mon voisin, ou connu de tous de loin mais jamais de près.
Je ne barre pas toutes les lettres, beaucoup d’entres elles restent à l’abri de tout regard. J’ai posté hier la lettre pour un écrivain adoré, et avant de fermer l’enveloppe, j’ai tout barré…
« …J’ai passé quelques heures, quelques nuits, ou quelques jours en votre compagnie. Je ne sais plus bien. Peut-être était-ce votre ombre ? Celle que vous laissez à la page. Elle m’a dit beaucoup de choses. Je lui ai souri et l’ai convié à un dîner. Elle n’avait pas beaucoup d’appétit alors j’ai bouffé son plat. Nous avons parlé jusqu’à ce que les lampadaires clignotent. Signal du retour. Invention de ma petite personne à l’égard de la vôtre. Et alors ?… »

Je barre la liste des lettres que j’avais prévu d’écrire.
Lettre à Brigitte Fontaine
Lettre à tonton
Lettre à Salinger
Lettre à  mon dentiste
Lettre de réclamation à la SNCF
Lettre au chauffeur de bus de la ligne 72
Lettre allocation logement
Lettre à Louise Bourgeois

Bon, ben je n’ai plus qu’à me taire alors. C’est ça ferme ta gueule.
Je suis normale.
Le lampadaire et les pigeons discutent tranquillement.
L’idiote fait des claquettes sur un tabouret.
Elle est normale. Ici ou sur Mars. Je vais bien. Si bien.
Bien à vous,
Chloé

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